Reviewed by Bruno Rochette, Université de Liège (bruno.rochette@ulg.ac.be)
Depuis la poésie épique jusqu'à ses développements à la fin de l'Antiquité et à l'époque byzantine, le grec caractérise un peuple parlant une langue qui, indépendamment des différences locales, s'est imposée, après Alexandre le Grand, comme véhicule de culture au-delà même des limites territoriales de la Grèce. Hérodote parle de l'Ἑλληνικóν, ensemble uni opposé au monde barbare. L'ouvrage que voici, dont la première édition a paru chez le même éditeur en 2008 (XVI+396 pages), entend mettre en évidence les différences entre les dialectes authentiques – connus essentiellement par les inscriptions—et leurs utilisations littéraires, qui ont font des Kunstsprachen, c'est-à-dire des réélaborations artistiques à partir des langues locales et sous l'influence de la koiné ionienne-attique. C'est à dessein que l'auteur parle de « langues littéraires » et non de « dialectes littéraires » pour faire la distinction entre le concept de dialecte et celui de littérature. C'est aussi une façon de souligner la profonde unité de la langue grecque depuis ses origines au moins jusqu'à la koiné. Après une note sur les systèmes de transcription et une carte géographique montrant la diffusion du grec et la fragmentation du territoire, l'ouvrage se présente en deux parties, d'importance inégale. La première, due à A.C. Cassio, est intitulée « Introduction générale ». Elle se compose de quatre chapitres (chap. 1-4), suivis chacun de la bibliographie. La seconde partie, consacrée aux « Langues littéraires grecques. Profils et textes », est l'œuvre de différents savants. Elle est divisée en quatorze sections (chap. 5-18), dotées chacune d'une bibliographie et illustrées par des textes commentés. La première partie de l'introduction générale est consacrée aux mouvements de population et aux groupes dialectaux, très différents entre eux, comme le montre la Loi de Gortyne (vers 450 av. J.-C.) écrite en dorien (accompagnée ici d'une transcription en attique). Les remarques sur le mycénien font écho aux travaux d'A. Morpurgo Davies sur les rapports de filiation entre le mycénien et l'arcado-cypriote et à « l'hypothèse Porzig-Risch », selon laquelle il aurait existé, au second millénaire, un « grec de l'Ouest » (ancêtre des groupes dorien et éolien) et un « grec de l'Est » (ancêtre de l'ionien-attique et de l'arcado-cypriote). Ce premier chapitre passe en revue les principaux traits caractéristiques des différents dialectes aux époques archaïque et classique. Il se termine par des considérations sur la littérature dialectale qui soulignent le prestige de la littérature ionienne, puis attique, et la pénétration de formes hyperdialectales ainsi que les normalisations effectuées sur base de l'ionien-attique, qui forme une sorte de koiné ante litteram. Le deuxième chapitre décrit les principaux phénomènes phonétiques du grec en accordant une attention particulière à la palatalisation et à la dépalatalisation, sans oublier la théorie des laryngales et les allongements compensatoires. Alors que la troisième section propose une introduction à la morphologie verbale et nominale, le quatrième chapitre est entièrement consacré à l'écriture. Après une réflexion sur la coexistence de différentes formes de communication et des remarques sur les supports matériels de l'écriture, il contient une série de paragraphes sur la notation du grec : le linéaire B, l'alphabet, les alphabets archaïques, la graphie standard, les problèmes spécifiques aux textes de la lyrique chorale. Il se termine par l'étude du texte du traité entre Cnossos et Tylissos conclu, vers 460-450 av. J.-C., sous le patronage d'Argos et écrit dans l'alphabet de cette ville.1 La partie consacrée aux langues littéraires s'ouvre par un chapitre sur la langue épique (chap. 5 ; E. Passa). Parmi les questions débattues par les spécialistes plusieurs problèmes sont mis en exergue : les origines de l'hexamètre, le système formulaire, l'élément éolien, l'existence (difficile à défendre) d'une phase proprement achéenne, la composante ionienne. Cinq phénomènes sont étudiés plus particulièrement : le digamma, la métathèse de quantité, la διέκτασις, c'est-à-dire la présence de formes qui subissent une distension (une longue accentuée peut faire naître une brève), le –ν euphonique, la désinence secondaire –σαν qui se substitue à –ν (< *-nt). Enfin, une synthèse est consacrée à la question difficile de la transmission des poèmes homériques, de la composante attique à la paradose alexandrine. Le chapitre se conclut par des observations sur l'épopée après Homère et Hésiode jusqu'à Nonnos de Panopolis.2 Viennent ensuite les chapitres sur la lyrique monodique et chorale (chap. 6 ; O. Tribulato), distinction plus moderne qu'antique, l'élégie et l'épigramme sur pierre (chap. 7 ; E. Passa) ainsi que l'iambe (chap. 8 ; S. Kaczko). Les exemples littéraires étudiés sont mis en parallèle avec les textes épigraphiques, spécialement dans le cas d'Alcée et de Sappho, dont l'édition pose d'épineux problèmes. Le chapitre, qui offre un panorama des principales caractéristiques de l'éolien d'Asie, se termine par l'évocation de la poétesse de l'époque d'Hadrien, Julia Balbilla, qui est une héritière des poètes lesbiens. Il n'oublie pas la poétesse Corinne, dont les fragments présentent un grand nombre de formes typiques du béotien.3 La lyrique chorale est née probablement dans le domaine dorien et a été progressivement influencée par une tradition poétique éolienne d'Asie Mineure.4 Le chapitre sur l'élégie commence par rappeler la publication, en 2005, d'un papyrus (POxy LXIX 4708, IIe s. apr. J.-C.) contenant un ensemble de 28 vers d'une composition élégiaque d'Archiloque de Paros, plus connu pour ses iambes. Il contient des réflexions sur le genre littéraire de la thrénodie et, plus particulièrement, sur la monodie en distiques élégiaques entachée de dorismes de l'Andromaque d'Euripide (v. 103-116), un unicum dans le théâtre grec conservé qui pourrait venir directement de l'ancienne tradition de l'élégie thrénodique.5 L'analyse de la langue de l'élégie est assez délicate : on y trouve des éléments ioniens, mais aussi des traits dialectaux étrangers à l'ionien. La langue des iambographes est caractérisée par des éléments ioniens, épiques, un lexique « bas » chez Hipponax, qui utilise aussi des néologismes et des mots étrangers, ainsi que des traits attiques chez Solon. Suivent quelques brèves remarques sur les rares inscriptions archaïques en mètre iambique.6 Le chapitre sur la tragédie (chap. 10 ; S. Kaczko) est assez bref. Aristote soulignait déjà le caractère non réaliste de la langue des tragiques. Parmi les caractéristiques de la langue tragique, les dorismes et l'alpha impurum sont mis en évidence.7 M. Bellocchi s'attache ensuite à la comédie (chap. 11) en commençant par la comédie dorienne d'Épicharme, bien connu par des papyrus pourvus de signes destinés à aider un lecteur du IIe s. apr. J.-C. confronté au dorien. Pour la comédie attique, après une présentation du dialecte attique à l'époque d'Aristophane, l'attention se concentre sur les parodies des oracles et de passages tragiques. Les nouvelles tendances linguistiques (p. ex. les adjectifs en –ικóς [cf. Cavaliers, 1378-1380]) ont sans doute subi l'influence de la sophistique, mais sont peut-être aussi issues de la langue technique (les adjectifs en –ικóς se trouvent déjà dans les inscriptions). La comédie est aussi intéressante pour les dialectes autres que l'attique qu'elle contient, procédé qui correspond sans doute aux exigences du réalisme comique. Le chapitre se termine par des remarques sur la langue des esclaves et des gens incultes, y compris certains barbares,8 comme le dieu Triballe des Oiseaux (1615-6 ; 1628-9 ; 1678-1681) et l'archer scythe des Thesmophories (1001-jusqu'à la fin).9 Le chapitre 12 (C. Vassella) est consacré à l'émergence de la prose à partir du VIe s. adaptée à un nouveau public et à un nouveau contenu. L'apparition des textes en prose correspond à la tendance à éliminer les particularités exclusivement locales des dialectes et à les uniformiser dans une koiné ionienne-attique. L'ionien est le dialecte dans lequel sont écrits les plus anciens textes en prose. La prose attique a elle aussi une importance, sans oublier la prose dorienne attestée à la même époque, au moins en Sicile et en Grande Grèce, et fondée sur le Doris severior. 10 Suit un chapitre sur la koiné (chap. 13 ; S. Kaczko), qui met en lumière la variété stylistique et linguistique de la production littéraire des époques hellénistique et romaine en soulignant la variation diastratique qui caractérise la prose de cette période. L'influence des langues étrangères est soulignée, en particulier celle du latin.11 Nous arrivons à l'époque hellénistique. D'une étude par genre littéraire, on passe à un traitement par auteurs considérés individuellement : Ménandre et la comédie nouvelle (chap. 14 ; C. Vessella), Callimaque et la poésie alexandrine (chap. 15 ; C. Vessella), Hérondas (chap. 16 ; E. Passa) et Théocrite (chap. 17 ; C. Vessella). Des découvertes papyrologiques ont fait progresser notre connaissance des textes de cette époque. La langue de Ménandre comporte des évolutions morphologiques et lexicales, particularités qui lui ont valu de faire l'objet d'une véritable damnatio memoriae de la part des atticistes du IIe s. apr. J.-C.12 Le chapitre consacré à Callimaque est très succinct : il est question du dorien littéraire de Callimaque ainsi que d'Isyllos d'Épidaure, connu par une inscription de 79 lignes (début du IIIe s. av. J.-C.) découverte dans le sanctuaire d'Asclépios d'Épidaure en 1885.13 Un papyrus du British Museum, publié en 1891, a fait connaître sept mimes presque entiers d'Hérondas et des fragments d'un huitième. La langue de cet auteur est un mélange de différents dialectes avec une prédominance de l'ionien.14 Enfin, la langue de Théocrite pose d'épineux problèmes : la distinction entre Doris severior, mitior et media est impossible, car il s'agit d'une langue artificielle, purement littéraire, même si des tentatives ont eu lieu pour rapprocher le dorien de Théocrite d'un dialecte réel.15 Le volume se termine par une brève synthèse sur la lexicographie atticiste (chap. 18 ; C. Vessella), déjà citée à propos de Ménandre, puisque sa langue a été considérée comme un attique de mauvaise qualité. L'exposé couvre la période alexandrine, qui se consacre surtout à l'étude d'Homère, et impériale (Phrynichos Arabios, Moeris, Pollux et Athénée de Naucratis).16 L'ouvrage, dont une des spécificités est le parallélisme constant établi entre les textes littéraires et les documents épigraphiques,17 a été étoffé et remis à jour (il tient compte en particulier des nouvelles découvertes papyrologiques, comme dans le cas de Sappho). Il s'agit d'une contribution précieuse, un instrument de travail de qualité qui permet de comprendre les problèmes que posent les premiers développements de la langue grecque et son évolution à travers les siècles. Cette seconde édition est dotée d'un utile index analytique qui faisait défaut. En réalité, il aurait fallu plusieurs index (index des textes cités, mots grecs, savants modernes, notions) et des renvois plus simples, aux pages plutôt qu'aux paragraphes.
Notes:
1. ICret, I, viii, 4B = SIG356.
2. Textes analysés : Homère, Iliade, XXII, 344-366 ; Hésiode, Op. , 663-677 ; l'oinochoe du Dipylon et la Coupe de Nestor, œuvres portant les deux plus anciennes inscriptions connues réalisées au moyen de l'alphabet grec ; Apollonios de Rhodes, III, 422-431.
3. Textes analysés : fragment 34 Voigt de Sappho, fragment 34 Voigt d'Alcée, un traité monétaire entre Mytilène et Phocée (IG, XII, 2, 1, 4-13) et le fragment 17 Gentili d'Anacréon.
4. Textes analysés : Alcman, PMGF, I, 36-49, inscription de Sparte (IG, V, 1, 213, 1-10) ; Stésichore, PMGF, 222(b) ; Pindare, Ol. , VII, 1-10.
5. Textes analysés : Mimnerme fr. 5, 4-8 West ; Tyrtée fr. 4 West ; épigramme du Polyandrion d'Ambracie ; épigramme funéraire de Thyrrheion.
6. Textes analysés : Archiloque fr. 19 West ; Hipponax fr. 7 Degani ; épigramme funéraire de Thasos.
7. Un seul texte tragique est analysé : Eschyle, Choéphores, 205-219.
8. Un procédé analogue se trouve déjà dans les Perses de Timothée de Milet (cf. S. Colvin, Dialect in Aristophanes. The Politics of Language in Ancient Greek Literature, Oxford, 1999, p. 54-56).
9. Textes analysés : Epicharme fr. 32, 1-12 K.-A. ; deux dédicaces syracusaines de Delphes et d'Olympie ; Aristophane, Nuées, 488-507 ; exemple de « langue basse » : defixio attique moitié du Ve s.
10. Textes analysés : Hérodote, I, 93, 1-2 ; inscription du Pedon à Priène (SEG, XXXVII, 994) ; Thucydide, III, 82, 2-4 ; Platon, République, 398e1-399a4 ; Xénophon, Helléniques, II, 4, 8 ; Démosthène, Sur la paix, 1- 2 ; Décret de Chalcis en Eubée (IG, I3, 40), 3-20, 71-76 ; Architas de Tarente fr. 3 Huffman ; Tables d'Héraclée, I, 151-153 Uguzzoni, le plus long document que nous possédions en dialecte tarentin.
11. Textes analysés : Polybe, III, 4, 12-13 ; 15, 3-7 ; OGIS, I, 224 ; Ge 39, 1-10 ; BGU 423.
12. Textes analysés : Ménandre, Dyscolos, 669-688.
13. Textes analysés : Isyllos fr. F 62-66 et A 7-9 Powell ; Callimaque, Hymne à Déméter, 1-12.
14. Textes analysés : Hérondas, Mimiambes, III, 30-41.
15. Textes analysés : Théocrite, Idylles, V, 55-71 ; XXIX, 1-15.
16. Textes analysés : Moeris σ 33 Hansen ; Phrynichos, Ecloga, 411 Fischer ; Lucien, Lexiphanes, 2. Il faut citer E. Dickey, Ancient Greek Scholarship. A Guide to Finding, Reading, and Understanding Scholia, Commentaries, Lexica, and Grammatical Treatises, from Their Beginnings to the Byzantine Period, Oxford, 2007.
17. La même démarche a été adoptée par V. Pisani, Manuale storico della lingua greca, Brescia, 19732.
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