Reviewed by Kevin Bovier, Université de Genève (kevin.bovier@unige.ch)
L'ouvrage de Marijke Crab s'inscrit dans une tendance en vogue depuis quelques années : l'étude de la réception des auteurs classiques à la Renaissance, et plus particulièrement à travers les travaux des humanistes.1 Crab n'est pas la première chercheuse à s'intéresser aux commentaires humanistes sur les Facta et dicta memorabilia de Valère Maxime, mais elle est la première à en proposer une étude systématique. Elle souhaite étudier la manière dont l'œuvre de Valère Maxime était lue dans différents contextes et déterminer quelle image de cet auteur était véhiculée par les commentateurs et éditeurs italiens, français ou encore néerlandais durant la période 1470-1600. Elle vise ainsi un double objectif : enrichir la connaissance de la réception de Valère Maxime à la Renaissance et améliorer la compréhension du commentaire humaniste en tant que genre. Le choix de Crab est de s'en tenir aux commentaires imprimés, car ils ont connu une diffusion plus large que les commentaires manuscrits, et ont donc eu plus d'influence. Son étude est divisée en sept chapitres encadrés par une introduction et une conclusion. Chaque chapitre est focalisé sur un commentateur et est organisé de façon similaire pour faciliter la comparaison entre les humanistes : il y a d'abord une brève section sur la vie et les œuvres de l'humaniste étudié, puis une autre sur la genèse et l'histoire du commentaire imprimé ; Crab passe ensuite à l'étude du commentaire proprement dit, à savoir sa structure, les paratextes, le public visé, le contenu, les sources, la réception ; la dernière partie des chapitres est en principe dédiée aux comparaisons avec les commentaires antérieurs et avec d'autres travaux exégétiques du même commentateur. Toutefois le plan n'est pas rigide et varie en fonction des particularités propres à chaque commentateur. Par souci de clarté, j'ai orthographié ici les noms des commentateurs tels qu'ils apparaissent dans l'ouvrage de Crab. Le premier chapitre est consacré à Dionigi da Borgo San Sepolcro, frère augustin du XIVe siècle qui a fait carrière entre Avignon et Naples, et dont le commentaire a la particularité d'avoir circulé d'abord sous forme manuscrite avant d'être imprimé en 1475, signe du succès considérable de cet ouvrage. Son commentaire se caractérise par le mélange de la pratique scholastique médiévale (notamment dans sa structure) et d'éléments innovants annonçant la méthode humaniste (intérêt pour la philologie). Crab montre que Dionigi était surtout intéressé par les implications morales des exempla de Valère Maxime. Au chapitre 2, Crab se penche sur le cas d'Omnibonus Leonicenus, un disciple de Guarinus Veronensis dont il a repris les méthodes pédagogiques. Ici, l'auteure consacre une section à l'enseignement de l'œuvre de Valère Maxime à cette période : les Facta et dicta memorabilia étaient lus à l'étape « grammaticale » de l'enseignement. Les exempla étaient alors des modèles littéraires et moraux pour les étudiants. Il est aussi question de la paternité du commentaire, notamment parce que l'imprimé est issu de recollectae, c'est-à-dire de notes d'étudiants. L'objectif de ce commentaire est de permettre aux étudiants de lire et de comprendre l'œuvre de Valère Maxime, ainsi que d'améliorer leur maîtrise du latin. Crab établit aussi une comparaison entre le commentaire d'Omnibonus et celui de Guarinus, resté manuscrit. Elle examine enfin les commentaires d'Omnibonus sur d'autres auteurs classiques (Salluste, Cicéron, Ovide, Perse, Lucain). Oliverius Arzignanensis, qui est traité au chapitre 3, a écrit son ouvrage pour venger Omnibonus, car il estimait que le commentaire précédent, de piètre qualité selon lui, avait été faussement attribué à son maître. L'œuvre d'Oliverius fut rééditée de nombreuses fois. Crab relève que c'est le seul commentaire à avoir eu une influence hors du champ de l'enseignement humaniste, puisqu'il a inspiré une fresque de la galerie François Ier à Fontainebleau. Le commentaire d'Oliverius est différent de celui d'Omnibonus : sur la forme, parce qu'il est destiné à la publication ; sur le fond, parce que ce sont les anecdotes historiques elles-mêmes qui intéressent Oliverius plutôt que leur portée morale. Les notes de Theophilus Chalcondyles, objet du chapitre 4, ont été ajoutées au commentaire d'Oliverius au XVIe siècle. L'œuvre de Theophilus a une dimension polémique, puisque le commentateur semble viser Alexander Minutianus, rival de son maître Aulus Janus Parrhasius. De plus l'éditeur Antonius Lenas, pupille de Minutianus ajoute des notes contre Parrhasius. Crab remet bien cette affaire en contexte. Elle traite aussi des problèmes de datation et de paternité du commentaire : elle place la première édition de l'ouvrage en 1506 d'après la date de l'épître dédicatoire ; en revanche la question de l'auteur (Theophilus ou Parrhasius lui-même) ne peut être définitivement tranchée. Le commentateur, qui possédait un manuscrit de l'œuvre de Valère Maxime, innove en s'intéressant à la critique textuelle, mais ses notes sont surtout centrées sur la géographie, la chronologie, la prosopographie et la généalogie. Dans le chapitre 5, il est question de l'imprimeur érudit Jodocus Badius Ascensius, dont le commentaire (1510) a eu un succès considérable tant au nord qu'au sud des Alpes. Ce commentaire est présenté comme le complément de celui d'Oliverius. Ici encore, Crab procède à des comparaisons avec le commentaire d'Oliverius et les notes de Theophilus. Elle examine aussi les commentaires de Badius sur d'autres textes antiques. Au contraire des autres commentaires, celui sur Valère Maxime est destiné à des lecteurs plus mûrs que les étudiants. Le chapitre 6 concerne les Annotationes in Valerium Maximum d'Henricus Glareanus (1553), commentaire (bien que Glareanus rejette le terme) représentatif de l'humanisme de l'Europe du Nord. Crab souligne qu'avec lui on passe des commentarii étendus aux annotationes présentées en appendice du texte de Valère Maxime. L'humaniste suisse s'intéresse surtout aux questions d'histoire (identification des individus, chronologie) et de critique textuelle. En revanche il n'est guère attiré par le côté moral de l'œuvre. Le succès du commentaire resta limité (seulement trois éditions chez le même imprimeur). Le septième et dernier chapitre porte sur le commentaire de Stephanus Pighius (1567, révisé en 1574) et sur les suppléments de Claudius Mitalerius (1576) et Justus Lipsius (1585). Crab note que les éditions de Pighius ouvrent une nouvelle ère dans la tradition exégétique de Valère Maxime et influencent fortement les travaux du siècle suivant. Pighius se distingue de ses prédécesseurs par l'attention qu'il porte à la tradition manuscrite : il disposait en effet d'une dizaine de témoins qui lui ont permis de corriger le texte de Valère Maxime. Toutefois, comme le montre Crab, sa pratique de l'emendatio reste ancrée dans son temps, avec ses qualités et ses défauts : son objectif n'est pas de restituer le texte original, mais de l'améliorer en le rendant plus fluide. Pighius avait aussi une grande connaissance de l'histoire et de la littérature antiques. Son travail a été bien reçu par ses contemporains, mais fut critiqué à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle. Les notes de Mitalerius, moins nombreuses, portent également sur les problèmes textuels et quelques autres aspects. Ces notes, imprimées seulement trois fois, ont eu nettement moins de succès que celles de Pighius. En revanche la Vita Valerii Maximi du même auteur fut longtemps réimprimée. Enfin, Lipsius, bien qu'il ne considérât pas Valère Maxime comme un véritable historien, ajouta à son tour des notes à celles de son ami Pighius. Crab souligne que c'est sans doute une volonté de l'imprimeur Plantin, le nom de Lipsius sur la page de titre pouvant attirer les lecteurs érudits. Les remarques de Lipsius relèvent uniquement de la critique textuelle et visent à confirmer sa réputation dans ce domaine. Dans la conclusion, Crab revient sur l'évolution de la tradition exégétique de Valère-Maxime, divisant les commentaires en deux groupes : les commentarii du XVee et du début du XVIe siècle, qui cernaient le texte de Valère Maxime et qu'on publiait dans de lourds volumes, et les annotationes de la seconde moitié du XVIe siècle, imprimées en appendice du texte dans des éditions plus petites et plus maniables. Crab caractérise tous ces commentaires et détermine leurs publics. Dans un deuxième temps, elle s'interroge sur l'image de Valère Maxime véhiculée par ces ouvrages exégétiques. Le succès de cet auteur auprès des érudits de la Renaissance provient de ce que ses exempla se situent au croisement de l'histoire, de la philosophie morale et de la rhétorique. Valère Maxime est considéré tantôt comme un historien, tantôt comme un moraliste, et son œuvre est vue comme une sorte d'anthologie de la littérature classique. En revanche, il n'est généralement pas considéré comme un modèle littéraire. Enfin, après un bilan sur la tradition imprimée de Valère-Maxime, Crab conclut son étude par un plaidoyer pour davantage d'études comparatives des commentaires aux classiques, ce à quoi je souscris sans réserve. Crab présente en appendice la liste complète des éditions de Valère Maxime publiées entre 1470 et 1600, un outil très utile pour les spécialistes. On peut regretter que les éditions des XVe-XVIe siècles (autres que celles de Valère Maxime) n'aient pas été incluses dans la bibliographie, Crab renvoyant aux notes de bas de page. On peut cependant s'y retrouver en cherchant les noms des auteurs dans l'index nominum. En revanche, l'absence d'autres indices (par exemple un index locorum pour les passages de Valère Maxime, un index notarum pour les notes des commentaires, un index rerum pour les notions) est préjudiciable pour les chercheurs ; mais cela n'est imputable qu'à l'éditeur : on constate en effet le même défaut dans le Band 1 de cette collection.2 Ce manque est partiellement compensé par la structure limpide de l'ouvrage qui permet au lecteur de se repérer aisément. J'ai relevé peu d'erreurs typographiques : acces[s]us (p. 73, n. 87), posit[i]on (p. 151), pra[c]tice (p. 172). Dans la bibliographie, il me semble que le livre édité par Judith Rice Henderson devrait être classé sous Henderson et non sous Rice (p. 302). Dans la biographie de Glareanus (p. 175), Crab énumère les historiens antiques auxquels s'est intéressé l'humaniste : Tacite y figure à tort, car le Commentariolus anonyme de 1519 sur la Germanie est probablement l'œuvre de Beatus Rhenanus.3 L'erreur vient peut-être de l'épître dédicatoire signée par Froben, dans laquelle apparaît le nom de Glareanus (avec celui de Joachimus Vadianus) à propos d'autres travaux exégétiques. Le style simple et concis de Crab permet une lecture aisée. L'ensemble est bien documenté et argumenté. Ma principale réserve sur la méthode de l'auteure est que les notes sont souvent utilisées pour illustrer son propos, mais font rarement l'objet d'une analyse poussée, de sorte qu'on reste souvent au niveau de la vue d'ensemble. A contrario, cela permet à Crab de garder un point de vue général sur la tradition exégétique de Valère Maxime, si bien que les points les plus importants sont tout de même abordés. Le point fort du livre, à mon sens, réside dans le fait que l'auteure s'efforce constamment de comparer les commentaires entre eux afin d'en faire apparaître les similitudes et les contrastes.
Notes:
1. Par exemple les travaux d'Ada Palmer et de Gerard Passannante sur Lucrèce, d'Anja Stadeler sur Horace, ou encore de Valéry Berlincourt sur Stace.
2. Karl Enenkel, Claus Zittel (eds.), Die „Vita" als Vermittlerin von Wissenschaft und Werk. Form- und Funktionsanalytische Untersuchungen zu frühneuzeitlichen Biographen von Gelehrten, Wissenschaftlern, Schriftstellern und Künstlern. Scientia Universalis I, 1. Zürich, 2013.
3. Voir John F. D'Amico, Theory and Practice in Renaissance Textual Criticism: Beatus Rhenanus between Conjecture and History, Berkeley, Los Angeles, London, 1988, p. 114.
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