Reviewed by Christophe Cusset, ENS de Lyon (christophe.cusset@ens-lyon.fr)
Ce volume constitue une étude de l'influence de l'école péripatéticienne sur la critique et la théorie littéraires alexandrines. Il ne s'agit pas d'en rester seulement à des données historiques (comme le rôle de Démétrios de Phalère dans la constitution de la Bibliothèque de Musée) ou à des ressemblances terminologiques, mais de montrer jusqu'à quel point ces deux « écoles » partagent une même philosophie de la littérature telle qu'on peut la définir à partir des textes de l'école d'Aristote en matière de théorie poétique et des données de critique textuelle que l'on peut rapporter à Aristarque. Cette étude va bien au-delà des éléments déjà mis en avant par Rudolf Pfeiffer dans son History of Classical Scholarship from the Beginning to the End of the Hellenistic Age (Oxford, 1968), qui cherche d'ailleurs à défendre l'originalité radicale des Alexandrins et refuse d'approfondir les parallèles doctrinaux entre aristotélisme et alexandrinisme. C'est à l'examen précis et circonstancié de ces parallèles que s'emploie E. Bouchard avec une grande perspicacité. Le premier chapitre (pages 17-28) constitue des prolégomènes sur les sources de la critique ancienne : les anecdotes concernant le devenir de la bibliothèque d'Aristote n'invalident en rien l'hypothèse d'une influence du Péripatos sur la critique alexandrine ; les sources alexandrines sont constituées de la Poétique d'Aristote, des nombreux traités de rhétorique, d'autres travaux que nous ne connaissons que de manière fragmentaire, des Vies des anciens poètes, et de toute une importante littérature zétématique constituée à partir de problèmes issus de la lecture des textes littéraires, et en particulier d'Homère. Cette approche zétématique était pratiquée par l'école d'Aristote, comme en témoignent les fragments des Questions homériques. Le chapitre II (pages 29-45) brosse rapidement l'état d'une alternative exégétique pré-aristotélicienne pour montrer que l'originalité du Péripatos est de proposer pour la première fois une approche proprement poétique de la poésie qui s'oppose à la fois à une approche littéraliste et à une lecture allégorique. Elsa Bouchard rappelle l'importance de l'allégorèse chez Phérécyde et Théagène, et le caractère prédominant de la lecture allégorique jusqu'à l'époque classique. La poésie est appréhendée par les allégoristes comme un discours qui cherche à diffuser de manière occulte des vérités supérieures, tandis qu'elle se trouve ensuite décriée par les sophistes et Platon pour son manque d'exactitude et son pouvoir d'illusion. Mais c'est à Aristote qu'il revient d'avoir donner à la fiction littéraire son indépendance et d'avoir soustrait l'appréciation de la poésie à la comparaison avec les autres types de discours. Le chapitre III étudie alors (pages 47-83) de manière approfondie les rapports entre l'aristotélisme et l'interprétation allégorique. Pour Aristote, qui ne mentionne nulle part dans la Poétique l'interprétation allégorique, l'intention signifiante du poète relève de la dianoia et de la lexis. Elsa Bouchard étudie notamment de près les fragments des Questions homériques qui sont généralement allégués soit pour affirmer l'idée d'une pratique allégorique d'Aristote, soit au contraire pour l'infirmer. Ces témoignages s'avèrent douteux quant à l'adhésion d'Aristote à l'allégorèse, mais ils montrent aussi la souplesse interprétative du philosophe qui le soustrait à l'excès inverse du littéralisme. Aristote ainsi recourt à la métaphore qui, contrairement à l'allégorie, ne dit pas autre chose, mais dit la même chose autrement. Aristote ne pratique donc pas la lecture allégorique, mais ne critique pas non plus cette pratique qu'il se contente d'ignorer. Elsa Bouchard met en évidence la pratique d'une analyse morale des comportements divins dans la poésie, qui révèle que les dieux sont alors considérés comme des personnages, par suite d'une trivialisation qui les ramènent pour leur comportement aux caractères humains, d'une façon opposée à l'allégorèse. Le chapitre IV (pages 85-132) est centré sur la pratique d'Aristarque située entre réalisme et allégorisme. L'auteure cherche à montrer que « l'exégèse d'Aristarque se distingue significativement de celle de ses contemporains » (p. 85). On peut penser de manière probable à l'examen attentif des textes des scholies qu'Aristarque devait être opposé à l'interprétation allégorique. La position d'Aristarque se distingue notamment dans les explications étymologiques des épiclèses divines qui, contrairement aux interprétations allégoriques, reposent sur les qualités mêmes des divinités qu'elles désignent. L'anti-allégorisme d'Aristarque est surtout implicite, ce qui renforce sa parenté intellectuelle avec Aristote et manifeste l'originalité de cette position, en rupture avec la pratique interprétative la plus ordinaire. On peut d'ailleurs sans doute considérer qu'Aristarque sur certains points est un émule d'Eratosthène. Le chapitre V (pages 133-205), intitulé « Matière, structure et limites de l'artefact littéraire » s'intéresse aux critères poétiques aristotéliciens qui ont un impact sur la critique aristarquienne, à savoir la notion de représentation fictionnelle et l'opposition formelle entre intrigue et épisodes. L'auteure mène dans ce cadre des analyses extrêmement fines sur différents commentaires anciens qui ne sont pas toujours bien compris. La question de la fin de l'Odyssée à partir des commentaires de Démétrios de Phalère, d'Aristophane de Byzance et d'Aristarque au vers Od. 23, 296 met bien en évidence la primauté du mythos comme ensemble des événements majeurs dans la construction narrative par opposition à des événements secondaires qui ne sont que des « épisodes ». La fin du poème homérique doit être dès lors considérée comme la fin de la praxis mimétique et les grammairiens alexandrins utilisent à l'évidence pour la qualifier le terme telos dans un sens aristotélicien. Un autre élément important de cette discussion est la démonstration de ce que le principe du « selon le non-dit » typique d'Aristarque doit aussi à la méthode d'Aristote. L'attention portée à l'omission montre qu'Aristarque tout comme Aristote et Théophraste considèrent que la représentation mimétique est nécessairement incomplète car elle ne peut être le reflet intégral du réel. Un dernier point de convergence dans la conception narrative entre Aristote et Aristarque est le présupposé de l'unité psychologique d'un personnage au sein d'un même poème. Le chapitre VI (pages 207-250) revient sur le concept central de mimêsis à propos du rapport entre l'auteur et sa composition, en insistant sur la dimension polyphonique de l'œuvre poétique qui permet la suppression de la voix de l'auteur et la construction de la relation entre poète et œuvre que présuppose l'exégèse biographique. Sans pouvoir attribuer à Aristote la distinction entre auteur et narrateur, on voit qu'il dissocie au moins le poète et les personnages qu'il produit, l'idéal mimétique étant la disparition complète du poète derrière sa création. L'une des conséquences de cette distinction est la remise en question des accusations (qu'on trouve notamment chez Platon) de l'immoralité des poètes qui ne vaut pas dès lors qu'on attribue aux personnages eux-mêmes leurs propos. Pourtant, en dépit de cet idéal mimétique du poète absent, on sait que la biographie des poètes a été largement pratiquée par l'école péripatéticienne, cherchant à créer des parallèles entre la vie de l'auteur et des éléments de ses œuvres. Mais rien ne prouve que ces recherches aient eu pour but d'être des moyens exégétiques des œuvres elles-mêmes. Elles relèvent plutôt de l'approche encyclopédique. Le même souci de dissociation du poète d'avec ses personnages se retrouve dans la critique d'Aristarque, par exemple à propos des aèdes Phémios et Démodocos. Cette question essentielle de la voix du poète est reprise dans le dernier chapitre (p. 251-316). Contre l'obstination généralisée à confondre poète et personnage, les commentaires d'Aristarque montrent que le grammairien alexandrin reprend à son compte la distinction aristotélicienne entre poète et personnage. Cette distinction permet souvent au grammairien de résoudre des contradictions internes apparentes dans le texte homérique, comme le montrent différents textes relevant de l'approche zétématique. Il apparaît ainsi qu'Aristarque établit une hiérarchie épistémologique entre le discours du narrateur qui, par son objectivité typique et son omniscience, est censé avoir une plus grande crédibilité, et celui des personnages. Les analyses menées sur la question du mur des Achéens et sur la coupe de Nestor sont particulièrement pertinentes. L'ensemble s'appuie sur une riche bibliographie raisonnée et très internationale de vingt pages. Ce travail d'Elsa Bouchard est en tout point exceptionnel. Son intérêt réside dans la relecture attentive des textes souvent fragmentaires de la philosophie péripatéticienne, mais aussi de la Poétique rattachée à ce contexte plus large, ainsi que des scholies alexandrines. Elsa Bouchard ne se contente pas de reprendre ce que d'autres ont dit avant elle, mais sait critiquer, quand il le faut, les interprétations précédentes et manifeste une grande habileté à ne pas comprendre trop vite ou trop bien les affirmations souvent incertaines de ces sources ; son attention à établir une lecture prudente consolide avec fermeté son hypothèse de lecture qui se vérifie à chaque page un peu plus, sans qu'on ait jamais le sentiment d'un rapprochement forcé. Au contraire, Elsa Bouchard sait très bien maintenir, au sein même du rapprochement qu'elle fait entre Aristarque et la philosophie péripatéticienne, la spécificité de chacune de ces méthodes. On peut simplement regretter l'absence systématique de conclusion synthétique en fin de chapitre. Ce volume est d'une très bonne facture. On n'y relève presque pas de faute typographique. On peut noter la répétition intempestive de l'expression « à donner » à la page 311 (4 lignes avant la fin). Par ailleurs, certaines expressions (comme « ci-haut », pages 153, 300) ou l'adjectif « formulaïque » (page 306), qui sont sans doute de mise dans le français canadien peuvent surprendre le lecteur dans une collection française. On relève aussi l'emploi surprenant de « malgré que » (page 31, ligne 4), le sens passif abusif de l'adjectif « éponyme » (page 42, ligne 4) et l'usage incorrect du subjonctif après « après que » (page 254).
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