Reviewed by Vinciane Pirenne-Delforge, Fonds de la Recherche Scientifique – FNRS (Belgium) – University of Liège (v.pirenne@ulg.ac.be)
Depuis La Cité antique de Fustel de Coulanges, au moins, nous savons qu'il est impossible d'étudier la cité sans prendre en considération les données religieuses liées à tous les aspects de son développement et de son existence. C'est ce qu'a bien montré, plus d'un siècle après La Cité antique, la thèse de François de Polignac : ce brillant ouvrage mettait en quelque sorte à jour le point de vue de Fustel, du côté grec, en montrant le rôle crucial des sanctuaires et des cultes qui s'y pratiquaient dans le cadre de l'émergence de la polis. Dans le même temps, Christiane Sourvinou-Inwood créait le terme de polis religion pour désigner de façon commode cette imbrication entre politique et religion reconnue de longue date.1 Les nombreux débats que continuent d'alimenter tant le livre de Fr. de Polignac que les articles de Chr. Sourvinou-Inwood attestent la très grande actualité de ces questionnements et les enjeux épistémologiques qu'ils engagent pour notre compréhension des dynamiques à l'œuvre dans le monde des poleis, des ethnê et des koina grecs. Une même préoccupation traverse l'ouvrage collectif publié par Peter Funke et Matthias Haake, en posant un troisième terme qui rompt la dichotomie, commode mais réductrice, des niveaux « local » et « panhellénique » de l'activité politique et religieuse des Grecs. Ce troisième terme est le niveau régional, voire transrégional, de cette activité, qui peut – ou non – s'inscrire dans le cadre plus officiel d'une fédération, un koinon. Comme l'indique Peter Funke dès l'introduction, « the polarity 'local/panhellenic' does not suffice to grasp the wide range of influence generated by trans-regional sanctuaries » (p. 9). Selon les moments ou les occasions, un même sanctuaire peut accueillir des rituels purement locaux, qu'ils soient civiques ou moins officiels, des démarches régionales, panhelléniques, ou même internationales, comme le dépôt d'offrandes à Delphes par Crésus de Lydie. Selon les aléas de l'histoire des communautés qui le fréquentent, un même sanctuaire peut aussi changer de statut ou faire l'objet de revendications contradictoires. C'est une telle complexité que les différents auteurs des essais ici rassemblés tentent de circonscrire et d'analyser, en se concentrant sur des « fédérations » plus ou moins bien connues selon les cas. Le sous-titre du volume « Identity and Integration » identifie les deux questions mises à l'agenda de la rencontre qui est à l'origine de la publication : 1/ quel(s) rôle(s) ont joué les sanctuaires dans l'intégration politique des états fédéraux grecs ? 2/ de quelle(s) manière(s) ont-ils assuré l'identité des fédérations en question ? À plus long terme, l'objectif de l'enquête est de mieux comprendre la relation qui se joue entre religion et politique sur le plan trans-régional, mais aussi d'éclairer les interactions de ces données à l'intérieur des cités elles-mêmes. Les diverses fédérations étudiées n'ont pas le même statut et le degré de détail auquel on peut prétendre pour les connaître est loin d'être uniforme. Ainsi, les cas de Thermos pour l'Étolie (P. Funke) et d'Aigion pour l'Achaïe (A. Rizakis) sont des cas presque « prototypiques » de sanctuaires fédéraux qui ont pu contribuer à l'intégration et l'identité des communautés qui s'y rassemblaient, même si de lourdes incertitudes continuent de peser sur la chronologie de certains processus. Au cas achéen se relie celui des cités d'Italie du Sud qui se revendiquaient d'une ascendance « achéenne », même si l'identité d'un sanctuaire fédéral reste débattue, entre le sanctuaire non identifié de Zeus Homarios et le célèbre téménos d'Héra Lakinia (M.P. Fronda). L'exemple d'Olympie (J. Roy), à partir du VIe siècle et la mainmise d'Élis, est tout aussi paradigmatique en termes d'identité et d'intégration, entre la cité qui l'administre et les Grecs qui s'y rassemblent périodiquement. À l'autre extrémité du spectre se trouvent des regroupements que l'on qualifie de « fédérations » par commodité, mais dont les attestations ne sont guère explicites et dont l'ancrage dans des sanctuaires précis est peu ou mal documenté. Le cas des fédérations insulaires étudié par K. Buraselis est contrasté : les Nésiotes et les Lesbiens ont une consistance rituelle (avec l'Apollon délien pour les premiers et le sanctuaire de « Messa » pour les seconds) à laquelle les Crétois ne peuvent guère prétendre. Les cas de la Triphylie et l'Arcadie, scrutés par Th. H. Nielsen, sont tout aussi labiles et peu exploitables pour une analyse fine des processus en jeu. Quant à la Macédoine, la persistance d'une royauté y pose en d'autres termes la question de « l'intégration ». C'est davantage aux questions d'identité liées à l'un ou l'autre sanctuaire « fédérateur » que s'intéresse M. Hatzopoulos, soulignant le rôle respectif des sanctuaires d'Héraclès Patroios d'Aigeai et de Zeus Olympios de Dion à cet égard. Encore faut-il remarquer qu'un sanctuaire « fédérateur », au sens large, n'implique pas forcément les mêmes types d'interactions entre religion et politique qu'un sanctuaire d'État fédéral. L'exemple de l'Acarnanie est significatif à cet égard (Kl. Freitag) : la région a pu se forger progressivement, aux périodes archaïque et classique, une identité autour de la figure d'Achéloos, mais il faut attendre le IIIe siècle pour voir se constituer un sanctuaire « fédéral » avec l'Apollon Aktios et pour parler d'intégration. Entre le pôle des cas prototypiques et celui des cas « limites » se déploie toute une série de cas qui offrent des éléments de réponse aux questions liminaires. Le traitement des cas béotien et phoicidien (respectivement par A. Ganter et J. McInerney) est particulièrement intéressant en raison de la richesse des dossiers documentaires, qui permettent de combiner les traditions mythiques, les attestations cultuelles et les données archéologiques, tout en faisant droit à des évolutions historiques. Ces deux contributions sont dès lors les plus susceptibles de nourrir la réflexion générale sur l'interaction religion/politique. Le cas locrien (G. Daverio Rocchi) est surtout centré sur la place respective d'Athéna Ilias et d'Ajax dans la construction de l'identité des deux parties de la région, mais la tradition du tribut des vierges locriennes, prise ici au pied de la lettre, ne va pas de soi en termes identitaires puisque cette identité se fonde sur un sacrilège ! Quant à la Thessalie, R. Bouchon et Br. Helly y décèlent une « bipolarisation » à la fois géographique, cultuelle, institutionnelle du koinon à partir de la période hellénistique. C'est alors qu'à l'Athéna Itônia ancestrale viennent s'ajouter le sanctuaire et les concours pour Zeus Olympios, mettant en exergue la prédominance de Larisa sur l'Itônion. En conclusion, il s'agit d'un ouvrage très riche de perspectives, qui contribue assurément à nourrir les débats sur les interactions entre religion et politique en élargissant les données de la problématique à l'échelle régionale et transrégionale. Le lecteur intéressé par les représentations religieuses y trouvera assurément du matériel pour poser d'autres questions encore, notamment celle du profil de ces divinités auxquelles ces diverses communautés ont décidé de s'identifier au-delà de leurs particularismes locaux.
Notes:
1. Numa Fustel de Coulanges, La Cité antique. Étude sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome (1864); Fr. de Polignac, La Naissance de la cité grecque. Cultes, espace et société, VIIIe-VIIe siècles, Paris, 1995² [1984] ; Chr. Sourvinou-Inwood, "What is Polis Religion?," in O. Murray, S. Price (eds.), The Greek City from Homer to Alexander, Oxford, p. 295-322; "Further Aspects of PolisReligion", Annali dell'Istituto Universitario Orientale di Napoli, Sezione di Archeologia e Storia Antica 10 (1988), p. 259-274 [both reprinted in R. Buxton (ed.), Oxford Readings in Greek Religion, Oxford, 2000, p. 13-37, 38-55].
No comments:
Post a Comment
Note: Only a member of this blog may post a comment.