Reviewed by Paulin Ismard, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne; Institute of Advanced Study (2015-2016) (p.ismard@club-internet.fr; paulinismard@ias.edu)
Sous un titre séduisant, Joel Alden Schlosser se propose de revisiter la question traditionnelle du rapport entretenu par la philosophie socratique avec la démocratie athénienne et, plus généralement, le lien complexe noué dès leur origine par la philosophie et la démocratie. Pour mener à bien son entreprise, l'auteur récuse d'emblée deux approches traditionnelles énoncées sous la forme d'une opposition binaire. La première, incarnée par les travaux d'I. F. Stone et Sheldon Wolin, fait de Socrate le défenseur de l'oligarchie et le promoteur d'une philosophie arrimant la question politique à celle de la vérité, rompant en cela avec la conception grecque organisant la vie politique dans la cité ; la seconde, à la manière d'un Christopher Phillips, n'hésite pas au contraire à faire de Socrate le précurseur de ce que devrait être l'ethos démocratique contemporain. Schlosser entend au contraire considérer les principales dimensions de la philosophie socratique à la lumière des pratiques démocratiques athéniennes, entendues ici selon une conception élargie du politique, associant normes civiques, pratiques sociales et procédures institutionnelles. Socrate, enfant de la démocratie athénienne ? De fait, la thèse de l'auteur peut s'énoncer de la manière suivante : la philosophie socratique est l'héritière des pratiques démocratiques athéniennes, qu'elle réélabore en leur conférant une orientation inédite, riche de signification pour toute démocratie à venir. L'atopia socratique serait ce lieu dans lequel la critique de la démocratie ancienne offre des ressources de sens pour penser les conditions d'exercice de la démocratie contemporaine. L'ouvrage décline l'argument en s'attachant en particulier à cinq aspects de la vie démocratique athénienne. Schlosser entend tout d'abord interroger la pratique dialectique socratique, qu'il propose de mettre en relation avec l'ensemble des pratiques de contrôle propre à la cité démocratique. L'elenchos socratique aurait ainsi partie liée avec le développement des procédures de contrôle des magistrats (euthynai, dokimasia) caractéristiques du régime démocratique. Mais l'examen socratique confère à ces pratiques institutionnelles civiques une extension nouvelle, émancipatrice, en élaborant notamment un espace dialogique au sein duquel esclaves, étrangers et citoyens sont égaux, comme le montrerait la célèbre scène de la réminiscence du Ménon de Platon. L'examen socratique ouvre dès lors un autre espace pour la pratique démocratique qui ne la confinerait plus à la simple sphère de la communauté civique. Schlosser interroge ensuite l'érotique socratique et son lien avec l'érotique civique de l'Athènes classique, composante essentielle de l'imaginaire civique athénien, comme le montre l'exaltation, dans la rhétorique civique, de la figure duelle des amants tyrannicides, Harmodios et Aristogiton ou encore l'usage de la relation entre éraste et éromène pour penser le lien politique. Célébrée dans le Banquet de Platon, l'érotique socratique s'inscrirait dans le prolongement de cette imaginaire érotique civique auquel il offrirait une nouvelle extension, en y convoquant notamment un erôs féminin, sous les traits du discours de Diotime. Socrate défendrait ainsi un erôs inclusif, outrepassant les liens pédérastiques réservés au monde masculin ; il ouvrirait même la voie à un erôs collectif, orienté vers la recherche de la sagesse, à destination de tous les érastes de la cité, résolvant ainsi la tension dont procède la compétition entre érastes et la nécessaire concorde civique. Le quatrième chapitre, qui s'appuie principalement sur les Nuées d'Aristophane et le Gorgias, est plus explicitement consacré aux formes de la parrhêsia socratique. Sur ce plan encore, la philosophie socratique procéderait d'une subversion de la conception civique de la parrhêsia, qu'elle radicaliserait et décentrerait, en l'ouvrant à tous les interlocuteurs indépendamment de leur statut juridique et en ne la confinant plus aux lieux traditionnels de la délibération politique. L'auteur mobilise ensuite le Théétète pour réfléchir aux liens qui unissent la conception athénienne de la production d'un savoir civique – telle que l'a notamment mise en lumière Josiah Ober1 – à la dialectique socratique. Cette dernière trouverait en effet son origine dans l'ensemble des pratiques institutionnelles par lesquelles les Athéniens élaboraient un savoir commun, qu'elle réorienterait au profit de la recherche de la vérité indépendamment du contexte civique stricto sensu. La maieusis, qui procède d'un savoir réflexif, mais nécessitant le dialogue, procéderait ainsi de cette subversion de l'épistémologie démocratique athénienne – la comparaison avec la sage-femme constituant en outre une subversion des normes de genre prévalant à Athènes. En s'intéressant plus précisément aux deux Apologies, Schlosser consacre le cinquième chapitre à la question de l'atopia socratique. L'auteur systématise alors la plupart des arguments déjà avancés : c'est en somme la topologie démocratique ordinaire de la cité classique, séparant rigoureusement espace privé et espace politique, espaces de sociabilité ordinaire et lieux de la pratique institutionnelle que subvertirait de facto la pratique socratique. Schlosser revient en conclusion sur l'usage contemporain de l'héritage socratique. Il justifie tout d'abord ses réserves à l'égard des réappropriations contemporaines de la figure socratique, à l'œuvre par exemple au sein des Clemente Course ou du Socrates Caffé initié par Christopher Phillips. Si faire du philosophe un héraut de la démocratie apparaît en définitive bien peu erroné, l'égalitarisme socratique peut être une source d'inspiration pour penser les formes d'engagement dans l'espace civique / démocratique. L'ouvrage propose incontestablement des lectures souvent pertinentes, parfois brillantes (à défaut d'être vraiment inédites), du rapport entre la philosophie socratique et la cité démocratique. Original dans sa forme comme dans son propos d'ensemble, le livre est en outre un vrai plaisir de lecture. Il demeure néanmoins que, sous plusieurs aspects, il suscite une certaine perplexité. Je me bornerai à trois remarques générales. Schlosser ne cesse de mobiliser au fil des pages l'invocation de la figure socratique dans les œuvres de Hannah Arendt, Judith Butler, Bruno Latour, Jacques Rancière ou Michel Foucault, de même qu'il n'hésite pas par exemple à invoquer le destin de James Baldwin pour éclairer certains éléments de l'atopia socratique. Si l'on ne peut qu'apprécier l'introduction des problématiques des sciences humaines dans le problème socratique et être sensible à la liberté intellectuelle revendiquée par l'auteur, la démarche trouve ici à plusieurs reprises ses limites. De fait, Schlosser, qui néglige délibérément l'histoire de la philosophie, ne prend jamais le temps de proposer une analyse précise, appuyée sur l'érudition, des notions les plus connues de la pensée socratique ou platonicienne. Hannah Arendt offre-t-elle la meilleure porte d'entrée pour analyser la maieusis ? On peut en douter. De même, l'elenchos socratique aurait mérité un examen précis que l'auteur se refuse à entreprendre, préférant se référer à la notion trop vague d'examen (examination). Schlosser refuse en outre d'entrer dans les arcanes de la « question socratique », c'est-à-dire la façon dont il est possible de reconstituer le contenu de la pensée socratique sur la base de sources contradictoires. De manière plus générale, le contexte intellectuel de production des logoi sokratikoi ainsi que leurs stratégies discursives sont ignorés au profit de la mise en scène d'un dialogue, ou d'une opposition claire, entre Socrate et l'univers de la cité démocratique. Or, en l'absence de ce contexte discursif, c'est en définitive un Socrate assez arbitraire que Schlosser en vient à reconstituer, gommant les contradictions entre les différents portraits du philosophe. Surtout, la reconstitution de la philosophie socratique en devient pour le moins aléatoire. Bien qu'il revendique de s'affranchir d'une conception strictement platonicienne de la philosophie socratique, l'auteur ne peut véritablement tenir sa promesse : le Socrate platonicien domine le paysage autour de laquelle d'autres Socrate apparaissent, nécessairement marginalisées. Tout lecteur de Xénophon serait ainsi très étonné de voir appliqué à Socrate le célèbre paradigme de Jacques Rancière du « maître ignorant » . . .2 Mais le refus de prendre en charge la « question socratique » pose surtout problème concernant le traitement des dialogues platoniciens, qui tous donneraient également accès à la pensée socratique. Il est ainsi pour le moins paradoxal de partir du Théétète pour défendre l'hypothèse d'un héritage et d'un réaménagement socratique de la tradition délibérative démocratique athénienne alors même qu'on y trouve un des passages les plus sévères opposant l'ordre de la cité démocratique et celui du « thiase » philosophique. De la sunousia civique à la sunousia philosophique, il y a un monde que le dialogue oppose d'ailleurs comme deux ordres ontologiquement distincts. Davantage qu'un réaménagement, c'est bien une rupture radicale avec la cité démocratique que le dialogue met en scène mais n'est-ce pas ici le fondateur de l'Académie qui s'exprime plutôt que Socrate ? Enfin, la scène dressée par l'auteur oppose, pour mieux saisir leur articulation, l'univers de la philosophie socratique et celui de la cité démocratique. La démarche prend ainsi le risque, tout d'abord d'imputer l'ensemble des « valeurs » ou pratiques sociales athéniennes à l'existence même du régime démocratique, ensuite de ne pas saisir la généalogie des principales notions au cœur de la pensée socratique en réduisant le tableau à un face-à-face – fait d'emprunts et d'affrontements – entre la démocratie et le philosophe. L'érotique civique athénienne est-elle spécifiquement démocratique ? L'affaire n'est pas si évidente. La parrhêsia a-t-elle partie liée avec la démocratie ? Cela mérite au moins discussion. De la même façon, l'elenchos socratique pourrait procéder d'une tout autre généalogie intellectuelle que celle qui l'associerait aux procédures de contrôle des magistrats. Son lien avec l'ensemble des pratiques discursives à l'œuvre dans le champ intellectuel athénien, au sein de l'univers de la sophistique, ou même au regard de tradition de communautés philosophiques antérieures, et dont la démocratie n'est évidemment pas l'horizon, aurait pu être interrogé. Ces remarques ne doivent pas dissuader de lire le livre de Schlosser, inventif et original, parfois brillant, mais souvent contestable.
Notes:
1. J. Ober, Democracy and Knowledge, Princeton, Princeton University Press, 2008.
2. Schlosser est conduit à plusieurs reprises à mobiliser les références à certains textes canoniques de la French Theory à rebours même de ce que leurs auteurs ont pu avancer dans d'autres parties de leurs oeuvres. Ainsi, sa lecture du Ménon, et l'usage plus général du paradigme du « maitre ignorant », est à contre-courant de la lecture de ce même dialogue proposée par Jacques Rancière dans Le philosophe et ses pauvres, qui n'est pas cité. De même, si le Bourdieu du Sens pratique est mobilisé régulièrement dans l'ouvrage, il est frappant d'observer qu'au sujet du Théétète, qui occupe une place importante dans l'argumentation de Schlosser, les remarques décisives qui ouvrent les Méditations pascaliennes ne sont même pas discutées. Elles auraient de fait déplacé assez sensiblement la perspective proposée par l'auteur.
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