Reviewed by Gweltaz Guyomarc'h, Université Lyon 3 (gweltaz.guyomarch@univ-lyon3.fr)
On connaît le mot de Diogène Laërce qui qualifie Aristote d'« étiologissime » (αἰτιολογικώτατος, V, 32). Si la proposition du doxographe n'est pas dénuée de malice (le Stagirite serait allé jusqu'à « donner les causes des moindres des choses »), elle confirme la réputation qu'a eue Aristote dès l'Antiquité en ce domaine. C'est ce dossier que reprend à nouveaux frais l'ouvrage édité par C. Viano, C. Natali et M. Zingano, suite à un colloque international, tenu en 2010 à Paris. L'ouvrage entend « faire la lumière […] sur la doctrine aristotélicienne des quatre causes » (p. 6), en élargissant le débat à la fois à son amont et à son aval. L'ensemble du volume ne saurait certes prétendre à l'exhaustivité (on aurait pu attendre une contribution autonome sur le couple cause formelle / cause matérielle dans le corpus aristotélicien). Mais, d'une part, il couvre les principales applications de la causalité aristotélicienne, de la logique à la métaphysique en passant par l'éthique et la biologie ; d'autre part, il donne à lire des articles dont certains sont manifestement destinés à devenir des classiques sur la question. Quoique chaque chapitre fraie sa voie propre, nombreux sont naturellement ceux à se retrouver sur la question de l'unité et de la nature des quatre causes. C'est un problème de comprendre ce qu'Aristote veut dire quand il énonce que « les causes se disent en quatre sens » et qu'il y a quatre « modes » de la cause.1 Si l'on a seulement affaire à des sens, il est alors légitime de se demander s'il existe un sens unitaire du terme et si les quatre sens entretiennent avec lui un rapport synonymique de type genre-espèce. Si en revanche on entend par là quatre sortes de mécanismes causaux, encore faut-il parvenir à comprendre pourquoi Aristote peut rabattre certaines causalités les unes sur les autres. Ces interrogations montrent à quel point, dans le cas d'Aristote, pose problème la distinction, établie par M. Frede dans un article célèbre auquel se réfèrent plusieurs contributions, entre les aitiai comme explications ou comme entités, comme items propositionnels ou non-propositionnels.2 Cet ouvrage réunit en ce sens plusieurs argumentations solides en faveur d'une lecture réaliste de la causalité aristotélicienne. Les deux premières contributions, de C. Darbo-Peschanski et de C. Natali, mettent en lumière la théorie aristotélicienne à partir de son contexte. C. Darbo-Peschanski diagnostique une « rupture épistémologique » (p. 34) entre le corpus hippocratique (plus précisément les traités De la génération , De la nature de l'enfant et Maladies IV) et Aristote (plus précisément Génération des animaux). Elle montre ainsi comment les deux corpus dessinent deux « configurations notionnelles » (p. 15) de la causalité en biologie, en particulier dans leur rapport au signe. L'article magistral de C. Natali se donne pour objet le vocabulaire de la causalité chez Platon et Aristote. Mais plus qu'une enquête lexicale, l'article parvient à ressaisir en 31 pages l'essentiel de la controverse platonico-aristotélicienne et à déployer une thèse forte, dont la discussion outrepasserait les limites du présent compte-rendu. Selon l'auteur, les usages platoniciens de aitia ou aition demeurent souvent proches des sens courants des termes. Lorsqu'ils prennent un sens plus technique et sont définis par Platon, C. Natali insiste sur le lien avec l'idée de production, de cause efficiente aristotélicienne, tandis que les passages où les termes signifient « explication » seraient en fait métaphoriques. Chez Aristote en revanche, les termes prennent un sens généralement technique, et l'absence de justification de ces emplois, contrairement à ce qu'avait soutenu Vlastos,3 ne tient pas à ce qu'ils relèveraient du vocabulaire courant, mais à ce qu'ils devaient déjà être utilisés dans les débats entre académiciens. Les quatre causes d'Aristote se comprennent alors comme une déconstruction de la causalité platonicienne, en distinguant davantage les fonctions motrice et paradigmatique de la matière, et comme une synthèse des fonctions formelle (Platonisme) et matérielle (Présocratiques). La doctrine aristotélicienne n'est donc pas qu'un système d'explications, mais déploie une conception réaliste de la causalité comme dépendance entre la cause et l'effet, sans se restreindre à la seule production. L'article fournit ainsi une contribution centrale et des arguments extrêmement convaincants dans le débat initié par l'article cité de M. Frede. J. Barnes analyse avec allant le rôle de la causalité dans l'épistémologie des Seconds Analytiques, dont il sonde la cohérence et la vérité. L'auteur soutient, de façon tout à fait contre-intuitive et donc hautement stimulante, que, prise à la lettre, la théorie aristotélicienne se condamne en fait à rendre impossible tout savoir par la preuve ou la démonstration. Même en acceptant la thèse selon laquelle toute preuve repose in fine sur des prémisses premières indémontrables, la démonstration de la conclusion d'un syllogisme ouvrirait toujours potentiellement à un nombre trop grand de preuves des prémisses correspondant à chaque cause expliquant la conclusion. Mais, ce faisant, l'auteur identifie de façon concluante les thèses centrales de la conception aristotélicienne, c'est-à-dire aussi bien ses « fautes fondamentales » (p. 89). Toutefois, le fait, comme le soutient l'auteur, qu'Aristote puisse admettre un savoir sans preuve, qu'il puisse admettre que toute preuve ne soit pas nécessairement syllogistique, ou qu'à côté des preuves du pourquoi il y ait aussi des preuves du fait, tout cela ne nous semble pas logiquement interdire la possibilité même d'une science, mais, au contraire, l'enrichir. J.-B. Gourinat s'attache à la cause couramment appelée efficiente. Il rappelle à juste titre que l'expression ποιητικὸν αἴτιον ne se lit pas en ce sens chez Aristote et entend montrer, contre une certaine tradition, que l'efficience ou la production n'est qu'un aspect possible de cette cause, plus rigoureusement conçue comme celle de l'« origine d'où part le mouvement » (Met. A, 3, 983a30, par exemple). La réduction de cette cause à l'efficience reposerait sur un privilège indument accordé au modèle technique, rompant l'équilibre aristotélicien entre modèle artisanal et modèle de la motricité naturelle. Ces analyses emportent l'adhésion, en particulier dans la démonstration de la complexité de la causalité motrice dans la génération animale. On pourrait cependant regretter que la tradition servant ici de repoussoir ait été concentrée dans le nom d'Alexandre d'Aphrodise, et dans un passage que l'Exégète lui-même devait considérer comme une simplification scolaire, ne rendant pas justice à la complexité de sa théorie de la causalité. L'exposé de D. Charles prend en charge la causalité finale et soutient une lecture forte de celle-ci en la concentrant dans deux critères : il y a cause finale lorsque l'effet est un bien profitable à l'agent ; la fin ne cause pas seulement l'occurrence de certains traits, mais détermine l'occurrence de l'effet dans certains conditions, en particulier spatio-temporelles.4 L'auteur entreprend dès lors de passer au crible les cas couramment compris comme des cas de causalité téléologique, pour montrer que celle-ci ne s'applique en réalité que dans le champ des vivants. L'extension de la cause finale qui est généralement lue par exemple en Métaphysique Λ, ne doit dès lors s'entendre que comme la mise en œuvre d'un eikos logos à la façon du Timée. Si cette dernière conséquence soulève des objections, il demeure que la charge de la preuve incombe désormais à ceux qui voudraient soutenir une lecture plus littérale de ces passages et requiert donc une révision des deux critères proposés par D. Charles. Les contributions de F. G. Masi et M. Zingano ouvrent la discussion à des domaines moins attendus mais qui éclairent comme latéralement la doctrine des quatre causes. F. G. Masi reprend le problème de la cause accidentelle à partir de Métaphysique E, et soutient de façon probante que l'accident est l'effet de deux causes, matérielle et motrice, mais en rompant tout lien de causalité formelle entre le moteur et son effet. M. Zingano propose quant à lui une lecture « libertaire » ou libertarienne de l'éthique aristotélicienne, fondée en dernière instance sur la possession humaine d'un intellect impassible. L'article de M. Bonelli répond en quelque sorte à la contribution de J.-B. Gourinat à propos d'Alexandre. En ouvrant au reste du corpus alexandrinien, l'auteur montre que le point sur lequel l'Exégète tend à s'écarter d'Aristote est sa tendance à attribuer une fonction motrice à la cause formelle en général (voire à la cause finale), question qui a été discutée en détail par J.-B. Gourinat, chez Aristote, dans le cas de la génération animale. L'auteur confirme ainsi une hypothèse qui avait été déjà avancée par C. Natali en 2003.5 Or cette généralisation de la motricité de la forme signe à notre sens un tournant dans la conception de la cause formelle, et sera reprise, par exemple, par Philopon ; on pourrait regretter en ce sens que la contribution ne développe pas davantage le détail et les aboutissants de cette thèse. L'ouvrage se donne aussi pour objectif de souligner l'intérêt de la théorie aristotélicienne pour « la discussion contemporaine » (p. 10) et, de ce point de vue, la promesse est incontestablement tenue. C. Natali, à la fin de son article, rapproche Aristote des tenants contemporains de la cause comme « cluster concept » et montre comment le traitement aristotélicien surmonte la distinction entre les conceptions de la cause comme dépendance et celles de la cause comme production, en intégrant cette dernière dans un ensemble plus vaste. A. Marmodoro, dans le dernier chapitre de l'ouvrage, présente elle aussi de très solides arguments en faveur d'une lecture réaliste de la causalité aristotélicienne comme dépendance (et non comme arsenal explicatif). Elle réinscrit ainsi Aristote dans une ontologie des pouvoirs causaux et détermine le rapport entre la cause et son effet, non comme une relation, mais comme une interaction sans « colle », par simple contact, entre des puissances actives et passives. La conception aristotélicienne des quatre causes s'affiche dès lors – peut-être paradoxalement – comme une théorie particulièrement économique et fait preuve d'une remarquable pertinence pour la métaphysique contemporaine. En vertu de ces nouvelles perspectives, en vertu de la teneur générale des textes qu'il réunit, l'ouvrage est donc d'importance. Mais l'on doit déplorer, pour terminer, qu'un volume de cette qualité scientifique, dans une collection dont la réputation n'est plus à faire, souffre d'autant de coquilles (jusqu'à des mots manquants), d'erreurs récurrentes de ponctuation, d'inexactitudes dans les références bibliographiques, voire de manifestes maladresses de traduction.
Notes:
1. Par exemple : An.Po. II, 11, 94a21 sq. ; Phys. II, 3, 195a15-16 ; II, 7, 198a22 ; III, 7, 207b34-5 ; GA I, 1, 715a4 sq. ; Met. A, 3, 983a26-7 ; Δ, 2, 1113b16-17.
2. M. Frede, « The Original notion of cause » dans J. Barnes, M. F. Burnyeat, M. Schofield (eds.), Doubt and Dogmatism: Studies in Hellenistic Epistemology (Oxford: Oxford University Press, 1980), pp. 217-49.
3. G. Vlastos, « Reasons and causes in the Phaedo », Philosophical Review 78 (1969), pp. 291-325.
4. Contre l'idée courante selon laquelle les penseurs antiques ne disposeraient pas d'une notion d'effet, voir la contribution de C. Natali, p. 65, n. 71.
5. C. Natali, « Cause formale e cause motrice in Alessandro di Afrodisia » dans G. Movia (ed.), Alessandro di Afrodisia e la « Metafisica » di Aristotele (Milano: Vita e Pensiero, 2003), pp. 153-66.
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