Reviewed by Adeline Grand-Clément, Université de Toulouse 2-Jean Jaurès (adelinegc@yahoo.fr)
[The Table of Contents is listed below.] Depuis plusieurs années, les historiens de l'Antiquité s'intéressent à l'expérience sensorielle et à la culture sensible des sociétés antiques : les couleurs, les sons, ainsi que les odeurs font l'objet d'investigations. Il s'agit non pas tant de restituer l'univers des sensations (qu'est-ce que les Anciens voyaient, goûtaient, entendaient, sentaient, touchaient ?…) que d'analyser la façon dont leurs perceptions s'inséraient dans un système de valeurs et d'appréciation partagé par l'ensemble de la collectivité (comment les Anciens ressentaient-ils et réagissaient-ils à leur environnement sensoriel ?). Plusieurs publications collectives ont ainsi été consacrées aux odeurs et aux parfums, explorant différentes facettes de leur signification symbolique et sociale.1 Le dernier livre de Giuseppe Squillace, auteur de plusieurs articles et d'un ouvrage sur la question,2 est d'ambition plus modeste. Il propose à un public large, de non spécialistes, une courte synthèse destinée à montrer l'importance des effluves et produits parfumés dans le monde grec, entre le VIIIe et le Ier s. av. J.-C. Il se fonde pour cela sur une sélection de sources littéraires variées, qui mentionnent les diverses substances odorantes (aromates, huiles, poudres, baumes…) connues et manipulées par les Grecs.3 En dressant ce panorama très général, l'auteur cherche à mettre en lumière les évolutions chronologiques et les dynamiques spatiales. Il soutient l'idée d'un enrichissement progressif de la gamme des fragrances, à la faveur des progrès de l'art de la parfumerie. Selon lui, les usages tendent à se diversifier : à l'origine réservés aux dieux et aux soins funéraires, aromates et parfums servent de plus en plus dans la sphère privée pour le mariage, le banquet, la toilette,... Des spécialisations régionales se dessinent et se recomposent au fil du temps : la Lydie, puis Athènes et enfin l'Egypte et la Syrie, s'imposent tour à tour dans l'imaginaire grec comme des lieux riches en senteurs. Les 9 chapitres du livre suivent un ordre chronologique, depuis les débuts de l'époque archaïque, avec Homère, jusqu'à la fin de l'époque hellénistique, privilégiant chacun un genre littéraire (épopée, poésie lyrique, théâtre, philosophie) ou une œuvre particulière (Hérodote, Théophraste), à l'exception des derniers chapitres, qui rassemblent des sources plus éclectiques (à propos d'Alexandre le grand ou des rois hellénistiques). Le premier chapitre est consacré à la poésie homérique. L'auteur relève au moins deux contextes d'usage des parfums dans l'Iliade : d'une part l'univers de la toilette nuptiale, de la séduction et de l'érotisme, sur lequel règne Aphrodite ; de l'autre les soins réservés aux corps des héros défunts. Avec l'Odyssée viennent s'ajouter des références à l'ambroisie des Immortels ainsi qu'aux végétaux odorants qui ornent les jardins et demeures des dieux. L'auteur traite donc dans ce chapitre de différents types de produits odorants : plantes aromatiques, baumes protecteurs et huiles parfumées – en fait, on aimerait savoir si une telle classification correspond bien aux catégories grecques, ce qui nécessiterait une enquête lexicale. La fin du chapitre mentionne brièvement les hymnes homériques à Déméter, Hermès et Aphrodite, dans lesquels figurent des références à des aromates et effluves parfumés, mais le rôle de ces derniers dans les récits mythiques ne fait pas l'objet d'une réelle analyse.4 Par exemple, le lien qui existe entre parfum, ambroisie et nature divine reste à creuser. Ce sont les poètes lyriques des VIIe et VIe s., dont l'œuvre sert d'appui au deuxième chapitre, qui nous introduisent dans le monde de l'artisanat des parfums. On y trouve en effet les trois premières appellations connues et destinées à rester célèbres par la suite : bakkaris, basileion, brentheion. Les poèmes d'Archiloque, Sappho, Alcée, Anacréon et Hipponax témoignent de l'importance des produits parfumés dans l'entourage des tyrans et dans les cercles aristocratiques, en particulier lors des banquets. Les premières formes de condamnation morale apparaissent aussi, avec Sémonide qui tourne en ridicule la « femme-jument », trop apprêtée, et Xénophane qui voit d'un mauvais œil les mauvaises habitudes prises par ses concitoyens de Colophon au contact des Lydiens. Le troisième chapitre aborde le passage de l'époque archaïque à l'époque classique, pour laquelle on dispose de davantage de témoignages, principalement athéniens. L'auteur évoque brièvement les lois somptuaires de Solon, qui visent à réfréner le luxe et l'ostentation des aristocrates, avant de déployer sa réflexion autour de quelques passages connus d'Hérodote : les histoires plus ou moins légendaires liées à la collecte de l'encens, de la myrrhe, de la cannelle et autres aromates qui abondent dans l'Arabie heureuse, aux qualités de la rose de Macédoine, au Phénix, ou encore aux baumes cosmétiques des Scythes. Dans le chapitre 4, poètes tragiques et comiques athéniens des Ve s. et IVe s. fournissent quelques éléments intéressants sur la nature des produits parfumés que l'on pouvait se procurer sur l'agora d'Athènes à l'époque classique. Ils témoignent d'une diversification de la palette, mêlant productions locales et exotiques : aigyption, irinon, megaleion, rhodinon, … Les produits parfumés restent encore selon l'auteur des biens de valeur, réservés à une élite. Un usage excessif peut toutefois confiner au ridicule, comme le révèlent les comédies d'Aristophane : les normes sociales imposent au citoyen une certaine modération dans le travail des apparences corporelles et des pratiques cosmétiques. Le chapitre 5 est consacré à la réflexion philosophique. Les présocratiques (Héraclite, Alcméon, Empédocle, Anaxagore) cherchent à comprendre les mécanismes de perception des odeurs, en l'associant au processus de la respiration. Avec les élèves de Socrate, Xénophon et Platon, se développe une critique de la cosmétique, l'art d'embellir et de tromper, par opposition à la gymnastique, qui assure au corps une beauté véritable et saine. Dans cette perspective, le parfum est une odeur empruntée, qui masque les effluves corporels naturels, que le bon citoyen doit cultiver par la fréquentation assidue du gymnase et la recherche de la vertu. Quant à Aristote, qui s'interroge sur la nature des sensations, il prolonge les réflexions de Platon sur la genèse des odeurs et le fonctionnement de l'odorat humain, et se fonde sur la classification du goût pour affiner la typologie platonicienne, qui reposait sur l'opposition binaire bonnes/mauvaises odeurs. Le chapitre 6 renoue avec l'approche chronologique et montre que les conquêtes d'Alexandre le grand marquent un tournant, en élargissant les horizons et en rendant accessibles aux Grecs une plus grande quantité de parfums et d'aromates. Le souverain macédonien utilise alors le pouvoir des odeurs dans un but politique. Il multiplie les gestes de démonstration de puissance et de dévotion dans lesquels aromates et parfums jouent un rôle aussi important que les métaux précieux. Se développe par la suite le mythe d'un Alexandre sentant naturellement bon, mythe qui contribue à le placer au-dessus des autres hommes et à le rapprocher des dieux. Le chapitre 8 révèle que les souverains hellénistiques, en particulier les Lagides et les Séleucides qui contrôlent les régions productrices d'aromates, reprennent la stratégie politique initiée par Alexandre. Les rois utilisent les produits parfumés pour effectuer des offrandes somptueuses aux dieux, organiser des processions impressionnantes (comme celle de Ptolémée II Philadelphe à Alexandrie) et des banquets royaux fastueux. Une telle ostentation tombe facilement dans l'excès et le ridicule, comme le révèle l'image négative laissée par Antiochos IV et dont Athénée de Naucratis, au IIe s. ap. J.-C., se fait l'écho. C'est à Théophraste, élève d'Aristote, que le chapitre 7, le plus long du livre, est consacré. L'auteur y reprend de manière très synthétique les analyses présentées dans son ouvrage de 2010 (cité note 2). Ce chapitre aurait pu être placé à la suite du chapitre 5, pour mieux relier la pensée du savant à la tradition philosophique dans laquelle il s'inscrit. L'originalité de l'œuvre de Théophraste réside surtout dans le choix d'une approche botanique. Différents traités abordent la question de l'odorat, mais l'un d'entre eux, Sur les odeurs, aborde de manière plus approfondie la fabrication des parfums. L'auteur pense qu'il faisait à l'origine partie de la dernière section de l'œuvre intitulée Les causes des phénomènes végétaux. Théophraste y explique de façon détaillée la manière dont on préparait les huiles parfumées, les poudres odorantes et les vins aromatiques, à partir de différentes parties des végétaux (fleurs, racines, feuilles…). Le traité renferme ainsi une mine de renseignements sur les multiples parfums circulant en Méditerranée au début de l'époque hellénistique. Théophraste, installé à Athènes, a dû récolter ses informations auprès de Callisthène, qui a accompagné Alexandre le grand dans sa campagne en Asie jusqu'à sa mort, en 327, mais aussi auprès des membres des expéditions effectuées dans le sillage de la conquête macédonienne. L'auteur ajoute qu'une part de sa connaissance lui vient des parfumeurs de l'agora d'Athènes, qui ont probablement accepté de l'initier aux arcanes de leur tekhnè. Et cet art de la parfumerie continue de se développer à l'époque hellénistique, comme le montre le chapitre 9. Les régions se spécialisent et la géographie des parfums et des appellations évolue. Dans cet opuscule court et facile à lire, Giuseppe Squillace a rassemblé un florilège de passages significatifs, qu'il a voulu rendre accessibles à des non hellénistes. C'est pour eux qu'il a introduit chaque citation par une remise en contexte historique, certes parfois sommaire,5 et qu'il a adjoint plusieurs cartes ainsi qu'une petite chronologie (qui s'arrête cependant au règne d'Alexandre). Pour pallier l'absence de notes de bas de page, l'auteur fournit des indications bibliographiques à la fin de l'ouvrage et le lecteur averti devra s'y référer pour trouver des compléments d'analyse. Privilégiant la clarté et la synthèse, Giuseppe Squillace a aussi fait des choix pour opérer sa sélection dans la documentation littéraire. Par exemple, il laisse de côté Disocoride, à cause de l'empan chronologique qu'il s'est fixé, mais il est obligé de mobiliser à plusieurs reprises le témoignage d'un auteur plus tardif comme Athénée. Signalons en outre que le corpus hippocratique, qui renferme pourtant une mine d'informations, n'est pas exploité ici. Plus gênant, peut-être, l'auteur ne distingue pas suffisamment pratiques et imaginaire du parfum, comme si les deux correspondaient exactement ; le décalage qui existe est au contraire riche de sens pour l'historien. L'étude proposée ici repose donc uniquement sur l'examen des sources littéraires. On ne trouvera aucune référence à l'épigraphie ni à l'archéologie, qui sont pourtant d'un grand secours pour l'historien, comme le souligne l'auteur dans l'introduction. Il faudrait y ajouter la richesse de la documentation iconographique, si l'on songe par exemple au répertoire figuré de la céramique attique, lequel accorde une large place aux scènes de toilette et aux représentations de vases à parfum.6 Or les quelques illustrations choisies par l'auteur pour accompagner le texte ne proposent que des reproductions de fresques pompéiennes. Si l'ouvrage ne renferme pas d'apport notable pour les chercheurs déjà engagés dans la quête des senteurs disparues de l'Antiquité, il constitue une bonne entrée en matière pour ceux qui souhaiteraient investir ce terrain d'étude fécond et encore partiellement laissé en jachère. Plusieurs pistes, parmi d'autres, méritent d'être explorées : la variabilité des seuils de tolérance, les normes culturelles liées au parfum et à la toilette corporelle, la question du genre et des hiérarchies sociales, les interactions avec les autres registres sensoriels (couleurs, saveurs, sonorités, textures…) induites par la manipulation des substances parfumées, ou encore les propriétés de ces produits actifs, qui les rangent au sein du groupe des pharmaka.Table of Contents
Premessa
Introduzione
1. Il profumo di Ettore
2. La Ionia profumata
3. Tra Solone ed Erodoto
4. I profumi nella drammaturgia attica
5. Il filosofo di fronte al profumo
6. Tra Oriente e Occidente: Alessandro Magno 'signore delle spezie'
7. Nella bottega del profumiere: le indagini di Teofrasto
8. I re profumati
9. L'arte della profumeria in epoca ellenistica
Conclusioni
Cronologia
Bibliografia
Indice dei nomi e dei luoghi
Notes:
1. Aroma of Antiquity : exhibition catalogue (State Hermitage Museum, 2007) ; Lydie Bodiou, Dominique Frère, Véronique Mehl (eds.), Parfums et odeurs dans l'Antiquité (PUR, 2008) ; Annie Verbanck-Piérard, Natacha Massar, Dominique Frère (eds.), Parfums de l'Antiquité. La rose et l'encens en Méditerranée (Musée royal de Mariemont, 2008) ; Alfredo Carannante et Matteo D'Acunto (eds.), I profumi nelle società antiche : produzione, commercio, usi, valori simbolici (Salerno, 2012) ; Dominique Frère et Laurent Hugot (eds.), Les huiles parfumées en Méditerranée occidentale et en Gaule (PUR, 2012).
2. Giuseppe Squillace, Il profumo nel mondo antico. Con la prima traduzione italiana del "Sugli odori" di Teofrasto (Leo S. Olschki editore, 2010) : voir BMCR 2011.07.33.
3. Un recueil de sources commentées a été publié récemment en français : Lydie Bodiou et Véronique Mehl, Odeurs antiques (Les Belles Lettres, 2011).
4. Voir par exemple l'étude de Marcel Detienne (Les jardins d'Adonis. La mythologie des aromates, Gallimard, 1972), qui ne figure pas dans la bibliographie finale.
5. Ceci au risque de simplifier à l'extrême, comme lorsque Xénophane de Colophon devient le défenseur d'une démocratie menacée par la tyrannie (p. 30).
6. L'étude de Nikolina Kei, parue dans Parfums et odeurs dans l'Antiquité (voir note 1), a montré qu'un signe iconique comme la fleur permet de suggérer des effluves odorants.
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