Reviewed by Claude Loutsch, Université du Luxembourg (claude.loutsch@bluewin.ch)
Il y a trois ans, j'ai dit ici même (BMCR 2011.04.20) tout le bien que je pense de l'édition du Pro Roscio Amerino qu'A. R. Dyck venait de publier et qui complétait la liste déjà longue de ses commentaires cicéroniens (Off., Leg., Nat. I, Catil.). Entre-temps, il a publié une traduction commentée du Pro Fonteio et du Pro Scauro (Oxford, 2012) et voici que vient de paraître une édition commentée du « plus spirituel des discours cicéroniens ».1 À l'annonce de la parution de ce nouveau commentaire, je me suis demandé, non sans un pincement au cœur, s'il allait remplacer celui de R.G. Austin (trois éditions entre 1933 et 1960 et de nombreuses réimpressions), dont la lecture (ainsi que celle du commentaire d'Aen. IV par le même R.G. Austin) a été pour moi plus stimulante et enrichissante que beaucoup de cours à l'Université.2 Et effectivement, Dyck évoque dans sa préface (p. IX) la nécessité de remplacer ce vieux commentaire aux défauts de plus en plus évidents avec le temps. L'ouvrage comporte une introduction (p. 1-31), le texte latin (p. 35-56), un commentaire linéaire (p. 57-179), une bibliographie (p. 180-191) et trois index (par mots latins, mots grecs et mots-clés, p. 192-206). Dans l'introduction, l'éditeur aborde successivement la loi en vertu de laquelle Caelius est accusé (lex Lutatia/Plautia de ui), la procédure devant les quaestiones perpetuae, le contexte historique (question d'Égypte) et les faits spécifiques reprochés à Caelius, la date du procès (3-4 avril 56), les principaux acteurs (l'accusé et les trois accusateurs), la stratégie de l'accusation, les orateurs de la défense, la stratégie de la défense, le rôle de Clodia, l'issue du procès; suivent un aperçu dense et utile de la langue et du style de l'orateur ainsi que des survols de la prose métrique, de l'épineuse question des relations entre version orale et version publiée, de la publication du discours, enfin de l'établissement du texte. Le texte est repris de l'édition Teubner de T. Maslowski, dont Dyck a longuement rendu compte ici même (BMCR 1996.8.13). L'orthographe est cependant normalisée (ainsi, au § 25, subtiliter et non suptiliter) et le texte s'écarte en quelque 40 endroits de celui de Maslowski (cf. le relevé p. 29-30). L'absence de tout apparat critique rend parfois la compréhension du commentaire difficile: ainsi, au § 10 (secutus est tum annus, cum causam de pecuniis repetundis Catilina dixit), Dyck admet une conjecture de Garatoni et insère cum derrière annus. Non signalée comme telle dans le texte même (p.ex. à l'aide de parenthèses aiguës), cette insertion est certes justifiée dans le commentaire (p. 75), mais, sans apparat critique, le lecteur n'apprend pas que tum qui précède et qui appelle à la rigueur cum, se trouve dans le seul Cluniacensis (C), reconstitué par A.C. Clark à partir des marginalia dans le ms. Paris, BNF, lat. 14749 (Victorinus). Or, si l'on ne retient pas cette dernière leçon (forcément inconnue de Garatoni), la conjecture est discutable (comme Garatoni l'a reconnu lui-même), l'asyndète étant en parfait accord avec le style staccato (sic Austin) du passage. – Même confusion au § 31 (sollicitauit quos potuit, parauit, horam locum constituit, attulit): le lecteur apprend bien que horam est une conjecture de Housman pour la leçon quam (C) et que Maslowski préfère lire quodam modo, mais non que les manuscrits autres que C portent parauit locum constituit, ce qui cadre parfaitement avec le rythme de la phrase (cf. T.E. Kinsey, Hermes 94(1966), 253-254, malgré les réserves de Maslowski, AJPh 112(1991), 507-511). L'éditeur ne craint pas d'admettre des conjectures: dans les quarante passages où il s'écarte du texte de Maslowski, c'est 23 fois au profit d'une conjecture ancienne ou récente. Lui-même en propose trois nouvelles: au § 11, Cicéron affirme qu'autrefois aucun jeune homme ne pouvait éviter infamiam ueram: la distinction 'vrai-faux' ne faisant pas sens dans le contexte, Dyck propose de remplacer ueram par grauem; conjecture séduisante, à moins de comprendre uerus dans le sens de 'bien réel' (≠ fictus, cf. OLD, s.u. 2b) et non de ueridicus (≠ mendax). – Au § 36 (hortos ad Tiberim quos curiose ac diligenter eo loco parasti quo…), quos curiose est un ajout de Dyck qui estime (p. 120) qu'un pronom relatif et un adverbe parallèle à diligenter sont ici nécessaires; l'association 'curiose ac diligenter' gêne pourtant, diligenter étant terne et ne renchérissant guère sur curiose; je préfère la conjecture de Cousin (… ad Tiberim ac diligenter <eos> eo loco … ). – Au § 67 (alueusne illic alter equus Troianus fuerit Dyck : alueusne ille an equus Troianus fuerit codd.), Dyck retient la correction de Bake (illic pour ille) et substitue lui-même alter à la leçon an des manuscrits (souvenir de la paraphrase du passage par I.C. Vollgraff ?): or, le texte des manuscrits donne un sens satisfaisant, si l'on admet avec B. Møller Jensen, Eranos 101(2003), 60-71, que alueus ille est une allusion narquoise à la baignoire dans laquelle Agamemnon fut tué par Clytemnestre (« s'il s'agissait de la fameuse baignoire ou du cheval de Troie »). L'intérêt majeur de cette nouvelle édition provient d'abord de la richesse du commentaire: faits de langue, faits historiques, personnes citées sont l'objet de notes précises et pertinentes. Les procédés argumentatifs sont minutieusement décortiqués et chaque partie du discours est précédée d'une analyse détaillée de la stratégie de Cicéron. Dans ses notes, Dyck fait en général preuve d'une prudence bienvenue et son commentaire se recommande par sa sobriété. On lui saura gré de ne pas avoir cédé à la tendance, trop visible dans plusieurs études récentes du Pro Caelio, de plaquer sur un texte antique une grille de lecture à la mode et donc vite démodée. On ne lui reprochera pas non plus de ne pas citer toutes les interprétations fantaisistes suscitées par tel ou tel passage croustillant: ainsi, p. 164 à propos de la pyxis obscène, il se contente de renvoyer à la vieille interprétation de Francken (la pyxis contenait soit un aphrodisiasique [ainsi déjà le P. Abram (1631)], soit un abortif) ainsi qu'à la plus récente, plutôt saugrenue, de L. Holford-Strevens. – Seule réserve: la présence de nombreuses explications plutôt élémentaires surprend dans un commentaire savant (ainsi p. 84, à propos de quo facilius, p. 123 de quotus quisque, etc.). Quelques observations au hasard: p. 69 ad § 5 (cum legatione), Dyck retient pour legatio le sens de « document officially appointing these men as legati »: cette interprétation ne remonte pas seulement à W. S. Watt (1983), mais on la trouve déjà chez J. Cousin (« mandat ») et P. de Labriolle. – P. 73 ad § 8 (sine argumento), très bonne interprétation d'argumentum dans le sens défini par Cic.,Inu. 1.27 (est ficta res quae tamen fieri potuit).3 – P. 75 ad § 10: j'aurais aimé que l'on explicite le sujet de abhorrere debet: un Caelius sous-entendu (ainsi Austin, Gardner, Berry) ou familiaritas, sujet de la subordonnée qui précède (Heinze, de Labriolle, Cousin, Cavarzere)? – P. 76 ad § 11 (ad cohibendum bracchium), il faudrait citer l'étude d'E.H.-L. Richardson, « Ad cohibendum bracchium toga: an archaeo¬logical examination of Cicero, Pro Caelio 5.11 », YCSt 19(1966), 251-268. – P. 85 ad § 18 (utinam ne in nemore Pelio): Crasssus « implicitly recast Caelius as the victim Medea »: le patronus d'un homme accusé de tentative d'empoisonnement ose-t-il comparer son client à Médée? – P. 147-149 ad § 57-58, il aurait été utile de signaler que Cicéron passe ici en revue les différentes περίστασεις (locus a circumstantiis). – P. 77 ad § 11: bonne interprétation de l'hendiadys dans fama ac pudicitia. Autre hendiadys cette fois non relevé: temeritas ac libido (§ 34, p. 114). — P. 113 ad § 34 (Mulier, quid tibi cum … ), Dyck note que, appliqué à une proche, le mot mulier a une connotation légèrement négative. En fait, la nuance méprisante vient plutôt du choix d'un terme générique à la place du nom propre ainsi que de la position initiale du vocatif, peu fréquente dans le discours direct cicéronien (cf. Hofmann- Szantyr, 399) et chargeant le mot d'une insistance comminatoire. – P. 150 ad § 59 (Pro di immortales! cur… aut coniuetis aut… poenas in diem reseruatis?): Dyck ne signale ni l'apostrophe inattendue ni la conception particulière de la théodicée que Cicéron développe ici. Dans ce même passage, il ne cherche pas non plus à élucider quel a été l'événement qui a précédé de deux jours la mort subite de Metellus (était-ce le débat suite au vote de la lex Iulia agraria?, cf. L.R. Taylor, AJPh 72(1951), 267) – P. 151 ad § 59 (Catulum…me… rem publicam nominabat ut… doleret): explication très convaincante de la subordonnée dépendant de nominabat: alors que Cousin y voit une consécutive et Cavarzere une comparative conditionnelle, Dyck propose d'y voir une complétive, la subordonnée introduite par ut se substituant à une proposition infinitive. – P. 154 ad § 62 (togatis hominibus… in uestibulo balnearum): l'incongruité ne vient pas de ce que les hommes chargés de surprendre Licinius portaient la toge traditionnelle, mais qu'ils la portaient à l'intérieur des bains. Pas plus que ses prédécesseurs, Dyck ne cherche à savoir pourquoi ces hommes n'envisageaient apparemment pas d'ôter leur toge à l'intérieur des bains (rappeler que le uestibulum se trouve encore à l'extérieur du bâtiment). – P. 155 ad § 62 (quadrantaria illa permutatione): Dyck se contente de renvoyer à l'étude de R. Verdière (1977), sans juger utile d'en présenter les conclusions convaincantes: permutatione est une glose qui définit la figure contenue dans quadrantaria et qui s'est glissée dans le texte; Quadrantaria illa est au nominatif, ce qui permet de se dispenser des hypothèses fantaisistes sur l'aspect pécuniaire d'éventuelles relations entre Clodia et le personnel servile des bains (pour le statut social du balneator, cf. M. Wissemann, Glotta 62(1984), 80-89). Quelques imprécisions dans les références: p. 9: à propos du sobriquet hordearium rhetorem, appliqué par Caelius à L. Plotius Gallus, le ghost-writer de son adversaire Atratinus, Dyck renvoie à « orat. p. 485 no. 24 »: tout lecteur ne doit pas deviner qu'il s'agit d'un renvoi à E. Malcovati (ed.), Oratorum Romanorum fragmenta I, Torino, 19673. – P. 69 ad § 6a, Dyck signale l'athétèse de ut ad me reuertar par Vollenhoven: or ce dernier ne figure pas dans la bibliographie en fin de volume; pour trouver les références, il faut se reporter à l'édition Maslowski (avec une date de parution erronée: 1889 au lieu de 1839!). – La bibliographie sélective en fin de volume est riche et variée. Quelques omissions curieuses: l'édition de Cousin (Paris, 1962; Budé) et surtout celle d'A. Cavarzere (Venezia, 1987), ainsi que de ce dernier l'important article « La Pro Caelio: vent'anni dopo », in B. Santalucia (éd.), La repressione criminale nella Roma repubblicana fra norma e persuasione, Pavia, 2009, 383-426. Ce commentaire d'une érudition massive sera désormais indispensable à toute étude approfondie du Pro Caelio: il propose une élucidation minutieuse des subtilités de l'elocutio cicéronienne (lexique, syntaxe, clausules) et de la stratégie rhétorique de l'orateur; toujours bien informé, l'auteur y intègre les résultats des recherches les plus récentes sur ce discours, et notamment de l'analyse fondamentale et inégalée de W. Stroh. 4 Cela dit, un lecteur qui, calfeutré dans un fauteuil confortable, voudra lire le discours pour son seul plaisir, appréciera peut-être davantage l'édition de R.G. Austin qui, pour expliquer le sens d'obsequium, nous renvoie à une épitaphe dans la cathédrale de Gloucester (p. 61 ad § 13). Pour lire l'édition d'A. R. Dyck, il faudra rester assis à sa table de bureau, avec l'édition de Maslowski à portée de main: je ne dirai pas à ce lecteur uirum te putabo, hominem non putabo, mais je lui assurerai que son effort sera généreusement récompensé.
Notes:
1. Cf. E. de Saint-Denis, « Le plus spirituel des discours cicéroniens: le pro Caelio », IL 10 (1958), 105-113.
2. Cf. J. Henderson, Oxford reds: classic commentaries on Latin classics, London, 2006, p. 9-36.
3. Cf. C. Moussy, « La plurivalence du substantif argumentum: une polysémie gréco-latine? », REL 89(2011), 37-55, qui traduit argumentum dans cette acception par « récit dramatique ».
4. W. Stroh, Taxis und Taktik: die advokatische Dispositionskunst in Ciceros Gerichtsreden, Stuttgart, 1975.
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