Reviewed by Marion Faure-Ribreau, Université Panthéon-Sorbonne – Paris 1 (marion.faure.ribreau@gmail.com)
[The Table of Contents is listed below.] Alice Bonandini, en consacrant un ouvrage aussi riche que documenté à l'Apocoloquintose de Sénèque, a choisi d'affronter un ensemble complexe de questions philologiques, concernant l'œuvre elle-même (son auteur, son titre, son contexte de composition, etc.), mais aussi la forme littéraire à laquelle elle appartient : celui de la satire ménippée. L'Apocoloquintose représente en effet l'« unica menippea latina pervenutaci in modo pressoché integrale » (p. 45). C'est à une meilleure compréhension de ce genre mal connu que vise cet ouvrage, à travers une lecture fort détaillée du texte de Sénèque. Alice Bonandini consacre ainsi une courte introduction aux sources (directes et indirectes) de notre connaissance imparfaite de ce genre, afin d'exposer ce qui est l'une de ses thèses : la marque formelle qui fait l'identité de la satire ménippée serait le recours au prosimètre, c'est-à-dire à l'insertion de parties métriques, poétiques, dans un écrit en prose. Ce procédé particulier, joint à la pratique de la citation et à l'emploi de la langue grecque dans un texte en latin, participerait à ce qu'Alice Bonandini appelle la « poétique du contraste » propre au genre ménippéen, une poétique qu'elle s'emploie à étudier dans les trois parties qui composent son ouvrage. La première est en effet consacrée aux citations, classées d'après leur langue d'origine et le type de source dont elles sont issues (voir la table des matières ci-dessous). Pour chaque catégorie, la méthode est la même : dans une introduction générale, Alice Bonandini effectue une double comparaison, confrontant l'usage des citations dans l'Apocoloquintose avec ce que l'on observe dans l'œuvre philosophique de Sénèque, afin de dessiner les particularités de la première, mais aussi avec les autres exemples (entiers ou fragmentaires) de satire ménippée – tâchant ainsi de montrer l'appartenance de l'œuvre à la tradition de ce genre ; elle se livre ensuite à un commentaire détaillé de chaque citation, faisant preuve d'une vaste érudition. Cette première partie est accompagnée d'un tableau récapitulatif (p. 205-210) très complet, qui fournit de façon facilement exploitable une synthèse sur la pratique de la citation dans l'Apocoloquintose. La seconde partie de l'ouvrage, beaucoup plus brève, consiste en une réflexion sur la présence du grec dans l'œuvre – réflexion synthétique, puisque presque tous les passages concernés ont été abondamment commentés dans la première partie. Alice Bonandini livre notamment un bilan complet des questions posées par le titre de l'œuvre (les manuscrits ne donnent en effet jamais le titre d'Apocoloquintose, qui est fourni par Dion Cassius) et des réponses qui ont pu y être données ; elle propose elle-même une intéressante hypothèse pour l'interprétation du texte de Dion Cassius, tout en restant d'une grande prudence. Concernant la présence du grec dans le corps même de l'œuvre, une confrontation stimulante avec les autres auteurs de satire ménippée (et de satire latine en général) permet de distinguer l'emploi de grécismes, qui s'intègrent à la langue satirique, de style peu élevé, et celui d'expressions en grec qui, dans l'Apocoloquintose, visent à créer un contraste stylistique – ce même contraste qui est l'objet du livre d'Alice Bonandini, et qui est instauré par la présence du grec, des citations et par l'utilisation du prosimètre. C'est à ce procédé qu'est consacrée la troisième et dernière partie de l'ouvrage, qui constitue un commentaire détaillé des parties poétiques originales insérées dans le récit en prose. L'ouvrage d'Alice Bonandini combine en effet deux formes conventionnelles de l'écrit scientifique : la monographie et le commentaire. L'auteur ne commente certes pas chaque phrase de l'Apocoloquintose, mais elle se livre à une exégèse détaillée de toutes celles où apparaît une citation, et de tous les passages poétiques originaux ; ainsi sa première et sa troisième parties ont-elles une structure non pas démonstrative, ou argumentative, mais descriptive. Le lecteur a alors l'impression que le livre illustre, plus qu'il ne démontre, une idée qui est simplement exposée dès l'introduction. On regrettera également l'absence de synthèse, non seulement globale (l'ouvrage n'a pas de conclusion, pas plus que la troisième partie), mais aussi partielle : la conclusion du premier chapitre, par exemple, propose une synthèse descriptive sur l'usage des citations, sans revenir à la thèse énoncée en introduction. La richesse et la finesse du commentaire d'Alice Bonandini fait regretter qu'elle ne se soit pas livrée à cet exercice jusqu'au bout, sur l'ensemble de l'Apocoloquintose, en réunissant séparément, par exemple dans une introduction étoffée, ses différentes thèses. La structure choisie, qui au contraire combine deux livres en un, dessert le propos de l'auteur : malgré sa perspective de départ, ouvertement orientée, Alice Bonandini ne peut éviter de s'en éloigner en commentant le texte (par exemple, dans son analyse détaillée de l'argumentation de Diespiter, p. 184-185) ; le lecteur qui s'intéresserait surtout aux analyses d'ensemble serait forcé de les débusquer au milieu des commentaires de détail. Les idées développées dans l'ouvrage sont en effet desservies par des maladresses de présentation et de structure : l'expression « commutazione di codice », qui désigne l'emploi du grec dans un texte en latin, employée dès le titre et dans l'introduction sans autre forme d'explicitation, ne se voit justifiée que dans les dernières pages de la seconde partie, et dans une note de bas de page (note 129 p. 247) ; l'introduction de la troisième partie propose un second bilan sur le prosimètre dans la satire ménippée, et se trouve donc largement redondante par rapport à l'introduction générale, qu'elle complète cependant d'éléments nouveaux et de détails précis – sur des points que la première introduction développait trop rapidement. De fait, plusieurs points, notamment de définition, auraient mérité un développement plus clair et plus argumenté. Ainsi du prosimètre, élément clé de l'ouvrage, dont l'auteur pose l'équivalence avec le genre de la satire ménippée : s'agit-il de l'insertion de parties poétiques originales dans un ensemble en prose (note 6 p. 258), ou de toute insertion poétique, y compris les citations (p. 29) ? Alice Bonandini s'appuie, pour montrer que la satire ménippée est prosimétrique, sur quelques passages métalittéraires, notamment extraits de l'œuvre de Lucien, seul auteur dont nous ayons conservé des satires ménippées entières (en-dehors de l'Apocoloquintose). Or Lucien n'intègre presque jamais de créations poétiques originales dans ses œuvres (p. 16) ; à l'inverse, il utilise un grand nombre de citations poétiques, dont la longueur constitue, pour Alice Bonandini, une « compensation prosimétrique » (p. 198) à l'absence de créations originales. Mais si l'on considère, comme Alice Bonandini elle-même (p. 16-17, 22), que cet emploi de citations poétiques est un héritage du dialogue platonicien, genre généralement parodié par Lucien, il semble alors difficile de le mettre sur le même plan que l'insertion de passages poétiques originaux, considérée comme propre à la satire ménippée. C'est alors la définition même de la satire ménippée qui paraît fragile : si Alice Bonandini en identifie bien les thèmes, les motifs, et même l'animus, accumulant les critères de définition au cours de son introduction, certains des critères qu'elle propose restent sujets à caution ; c'est le cas du prosimètre, quasi absent chez Lucien (si l'on excepte les citations), mais aussi de l'héritage du dialogue platonicien, évident chez ce dernier, plus que probable chez Varron, mais peu probant dans l'Apocoloquintose, dont la structure d'ensemble n'est pas dialogique, et dont les dialogues semblent hérités davantage de l'épopée (et de sa parodie) ou de la tragédie, que de la tradition philosophique. Il semble ainsi qu'Alice Bonandini veuille faire de l'Apocoloquintose l'archétype de la satire ménippée et de sa poétique du contraste (comme le révèle le lapsus contenu dans sa première phrase, qui définit l'Apocoloquintose comme « l'unico esemplare antico pervenutoci in forma pressoché integrale » de satire ménippée, p. 11 : « antico » sera plus loin remplacé par « latina », p. 45), sans pouvoir pour autant ignorer les différences entre l'œuvre de Sénèque et celle de Lucien – ce qui la mène à distinguer ménippée grecque et ménippée latine (p. 44-45), la première ne reposant pas sur une poétique du contraste, la seconde se trouvant moins étroitement liée à la tradition du dialogue philosophique (mais qu'en est-il alors de Varron ?). Une autre distinction introduite par Alice Bonandini (p. 196) aurait mérité d'être explicitée et argumentée dès l'introduction : celle qui oppose la citation, dont la présence est marquée métriquement ou linguistiquement (quand elle est en grec), et qui produit un contraste, à l'allusion, qui recouvre toute l'intertextualité latente propre à la satire ménippée. Outre que cette opposition ne permet pas de distinguer les citations explicites (celles dont l'auteur est mentionné) des emprunts 1 qui nécessitent un travail interprétatif, 2 elle ne rend pas compte du fonctionnement de l'Apocoloquintose dans son ensemble. Alice Bonandini remarque très justement, par exemple, que les citations homériques utilisées dans le concilium deorum servent à souligner, par contraste stylistique, son caractère éminemment non-épique (p. 84), et donc le détournement d'un motif traditionnel de l'épopée. Mais, de ce point de vue, ce qu'elle appelle le « mécanisme allusif » (p. 196) produit des effets similaires : les allusions intertextuelles présentes dans les parties poétiques, par exemple, servent l'imitation parodique des genres épiques et tragiques, notamment, et l'exhibent aussi sûrement qu'une citation homérique. De plus, l'écart avec l'épopée peut être marqué, dans ce même concilium deorum, par la référence à un tout autre type de discours, à un contexte d'énonciation non épique : celui des débats au Sénat, dont Sénèque emprunte le langage (notamment le verbe censeo, qu'Alice Bonandini, semblant en ignorer la valeur formulaire, surexploite pour un commentaire littéraire, p. 185). Alice Bonandini interprète ce recours au modèle sénatorial comme un abaissement parodique (p. 133) : sa poétique du contraste repose en effet sur une constante opposition entre le haut et le bas, entre les genres élevés de l'épopée et de la tragédie, et le style bas de la parole satirique ou sénatoriale, entre les modèles héroïques et celui qui leur est constamment confronté pour mieux être dénoncé, Claude, anti-héros de l'Apocoloquintose. Mais cette analyse, outre qu'elle ne repose sur aucune hiérarchie antique connue (pourquoi les débats sénatoriaux seraient-ils, par définition, de l'ordre du bas ?), n'intègre pas les références présentes à des types de discours autres que poétiques : outre le débat sénatorial, Sénèque emprunte également les formes du discours judiciaire, de la naenia (qui, avant d'être une forme poétique, est une performance rituelle liée au cadre de la pompa funebris), ou du discours historique. L'opposition entre haut et bas n'est ainsi pas efficace pour commenter le premier paragraphe de l'Apocoloquintose, parodie de la parole de l'historien, immédiatement suivi de vers de facture épiques, qui rendent trouble d'emblée l'identité du locuteur anonyme. Car ce qui frappe en lisant l'Apocoloquintose, au-delà du mélange de vers et de prose, c'est la succession de plusieurs situations d'énonciation étrangères les unes aux autres, de plusieurs types de discours : parole historique, parole poétique, parole tragique, parole politique et juridique sont juxtaposées, mêlées, dans un jeu qui dépasse le cadre de la littérature. Cette dimension ludique rend également contestable l'interprétation politique que donne Alice Bonandini du contraste poétique qu'elle étudie : si l'on ne peut nier que l'Apocoloquintose exploite, comme elle l'analyse très finement en maints endroits, la biographie de Claude, il semble difficile d'affirmer que l'œuvre véhicule un message politique et répond à une intention polémique de son auteur. Au moment où tous se réjouissent de sa mort et où son règne a pris fin, il n'est plus nécessaire de décrédibiliser Claude et de convaincre qui que ce soit de ses vices. L'Apocoloquintose ne peut d'ailleurs pas être décrit comme un texte argumentatif, et ne relève de ce fait pas de la polémique, mais de la satire. 3 Claude n'est plus un homme à abattre, mais il peut devenir une figure satirique, celle du tyran, traditionnelle dans la satire ménippée, comme le note d'ailleurs Alice Bonandini (p. 35). Il semble alors difficile d'attribuer à l'Apocoloquintose une cohérence thématique (il s'agirait d'un récit ayant pour but de dénoncer la personnalité de Claude) liée à un message polémique (p. 265-267) : sans oublier le contexte courtisan dans lequel ce texte a été composé, il semble plus juste de privilégier l'hypothèse séduisante reprise par Alice Bonandini dans son introduction (p. 31-43), qui fait de l'Apocoloquintose une œuvre composée dans l'esprit des Saturnales – une œuvre ludique.Table of Contents
Introduzione
1. La 'satira menippea'. Storia di un genere perduto
2. Verso une poetica del contrasto
Parte prima. Il contrasto letterario : l'introduzione di citazioni
1. Introduzione
2. Le citazioni di autori greci
3. Altri excerpta in greco
4. Citazioni e dibattito filosofico : epicureismo e stoicismo in apoc.8, 1
5. Le citazioni di autori latini
6. Conclusioni
7. Tabella riassuntiva
Parte secunda. Il contrasto linguistico : la commutazione di codice
1. Il titolo
2. Il greco dei proverbi
3. Il greco come tecnicismo
4. La commutazione di codice nell'Apocolocyntosis : uno sguardo d'insieme
Parte terza. Il contrasto prosimetrico : commento alle parte poetiche dell'Apocolocyntosis
1. Introduzione
2. Sen. apoc.2, 1 – 2, 4
3. Sen. apoc.4, 1
4. Sen. apoc.7, 2
5. Sen. apoc.12, 3
6. Sen. apoc.15, 1
Bibliografia
Notes:
1. G. Madec, « Les embarras de la citation », Petites études augustiniennes, Paris, 1994, p. 307-318 plaide ainsi pour une distinction entre citation proprement dite (c'est-à-dire explicite) et emprunt tacite, « intégr[é], fond[u] dans le discours de l'emprunteur » (p. 309).
2. Voir, pour cette distinction « entre les représentations explicites de la citation et celles qui supposent un travail interprétatif », P. Charaudeau, D. Maingueneau (dir.), Dictionnaire d'analyse du discours, Paris, 2002, p. 192.
3. M. Angenot, La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, 1982, p. 36, estime que « le discours satirique est à l'opposé du polémique » : ce dernier vise à réfuter un discours adverse, et son argumentation suppose une prise en compte de la logique interne au discours réfuté ; la satire, au contraire, « développe une rhétorique du mépris » qui présente le discours adverse comme absurde et exploite un « rire d'exclusion ».
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