Reviewed by Hélène Casanova-Robin, Université Paris-Sorbonne (Paris IV) (Helene.Casanova-Robin@paris-sorbonne.fr)
Julia Haig Gaisser, bien connue pour ses éminents travaux sur la réception des auteurs classiques, livre ici un précieux ouvrage, publiant des textes trop souvent méconnus aujourd'hui alors qu'ils connurent un vif succès lors de leur composition et dans les décennies qui suivirent : les deux premiers des cinq dialogues latins de Giovanni Pontano, Charon et Antonius. Le livre est composé d'une introduction d'une vingtaine de pages, destinée à présenter rapidement mais précisément l'auteur:1 Pontano, Ombrien, puis Napolitain d'adoption, fut l'un des plus grands humanistes du XVe siècle et, comme le rappelle Julia Haig Gaisser, le meilleur poète latin de son temps en plus d'être l'un des écrivains les plus prolifiques, s'essayant à tous les genres littéraires qu'il pratique exclusivement en langue latine. Les deux textes qui font l'objet de l'édition sont clairement situés au sein de la production des dialogues pontaniens : tous deux sont caractérisés par leur dimension comique et satirique. Ils sont ensuite présentés dans leur texte latin, dont l'édition s'inspire très majoritairement de celle de Carmelo Previtera (Firenze, 1943) désormais indisponible à la vente, accompagné d'une traduction anglaise moderne, de grande qualité, placée en vis-à-vis. Suivent une vingtaine de pages d'annotations, une sélection bibliographique générale et un index. On ne saurait qu'être reconnaissant à Julia Haig Gaisser de mettre à disposition d'un plus large public ces textes de l'un des humanistes les plus fameux du Quattrocento, sinon le plus grand. En effet, Pontano est l'auteur d'une production littéraire immense, recouvrant la plupart des genres (poésie, traités éthiques et philosophiques, dialogues divers sur la philologie, les genres littéraires, le rythme poétique, les relations entre la rhétorique et la philosophie), qu'il développa parallèlement à une activité politique de premier plan dans le royaume de Naples, tout en contribuant personnellement à animer ce rayonnement exceptionnel de l'Académie napolitaine durant la deuxième partie du XVe siècle. Charon et Antonius témoignent d'un ancrage précis dans l'histoire contemporaine dont ils dénoncent, grâce à une exploration variée du langage comique, les polémiques qui s'y déroulent, qu'il s'agisse de conflits politiques ou de querelles d'humanistes. Le premier a pour point de départ la guerre qui déchire les États italiens en 1469 ; le second, composé à la mort du mentor et ami de Pontano, Antonio Beccadelli dit le Panormitain, en 1471, situe les personnages dans le Porticus Antonianus, demeure de Beccadelli, où se réunissent les lettrés napolitains, jusqu'à ce qu'ils prennent place, à la fin du dialogue, chez Pontano, dans ce qui deviendra l'Académie pontanienne. Charon dénonce la folie de la guerre, Antonius les disputes des grammairiens, en une sorte de mise en scène de la querelle des Anciens et des Modernes. Toutefois, le principal sujet de ces textes réside moins dans leur implantation historique que dans l'originalité de leur écriture ainsi que dans le témoignage qu'ils apportent sur les féconds débats des humanistes napolitains et sur les relations de convivialité qui existaient entre eux, à Naples. Le premier de ces dialogues présente un argument mythologique : les protagonistes principaux en sont Minos, Mercure et Éaque, s'entretenant au bord du Styx, au sujet de la vanité des hommes de pouvoir. La satire demeure légère, l'accent est mis sur la dimension facétieuse de la mise en scène, dans une écriture où l'on retrouve bien des accents empruntés aux comiques et aux satiristes latins ainsi qu'à Lucien. Mais la dimension originale du texte tient aussi grandement à la représentation des querelles qui éclatent entre les humanistes au sujet de la langue latine, de la grammaire et de la philologie ainsi qu'à une exploration du langage déjà affinée, que Pontano poursuivra dans tous ses écrits. Ce dernier trait est indissociable d'une quête de la sagesse dont ce premier dialogue pose les prémices, offrant une méditation sur la difficulté des hommes à être heureux en raison de leur sottise. Antonius présente une singularité notable : le dialogue mêle prose et vers, en une composition inédite. L'auteur, à travers l'hommage rendu à Antonio Beccadelli, y poursuit cette réflexion sur le langage et notamment sur l'expressivité du vers poétique, point qu'il complètera dans l'Actius. Cette fois, les personnages, dépouillés de tout masque mythologique, s'inscrivent dans l'histoire contemporaine de l'auteur, offrant une mise en scène enjouée et néanmoins affinée, de l'atmosphère amicale et intellectuellement stimulante qui règnait au sein de l'Académie napolitaine. On y découvre, notamment, un riche débat autour de la nécessaire indépendance de la création poétique au regard des normes codifiées par les grammairiens. La défense de la poésie contre les grammairiens participe d'une réflexion plus ample sur les virtualités multiples du langage et sur son rôle central dans la construction de l'urbanitas. La lecture des deux dialogues présentés ici est ici facilitée par un découpage du texte qui offre les moyens d'un repérage commode, grâce à la numérotation. La traduction est rédigée dans un style vif, moderne, qui se révèle approprié pour rendre compte du langage à la fois varié et subtil adopté ici par Pontano. En effet, théoricien de la langue latine, soucieux de son expressivité et de son renouvellement, comme en témoignent ses autres dialogues et traités (L'Actius, en particulier, sur le style poétique et l'écriture de l'histoire ; ainsi que le De Sermone, sur la conversation), Pontano explore la verve facétieuse, dans le sillage du Pogge et d'Alberti, l'analysant jusque dans ses confins, l'enrichissant de sa lecture attentive des textes antiques, pour l'ériger en élément central de l'humanitas, comme il l'exposera dans le De Sermone. Plus que des variations sur le mode comique, ces textes constituent les premières explorations de ce que l'on peut considérer comme la pierre de touche de l'idéal éthique pontanien, héritée en grande partie de Cicéron : la primauté d'un langage riche et nuancé dans toute construction humaine et sociale, instrument de la sagesse et seul rempart contre l'immanitas. Les contraintes éditoriales expliquent sans doute la brièveté de l'introduction de l'ouvrage qui aurait pourtant mérité d'être doté de plus amples précisions sur les textes ici publiés d'une si grande originalité et d'une si grande complexité. On regrettera l'absence de référence aux travaux fondateurs et éminents de Francesco Tateo et plus largement, une bibliographie quelque peu limitée, qui ne tient pas toujours compte des travaux contemporains les plus récents, italiens et français en particulier. Mais l'objectif de la collection, extrêmement appréciable en soi, réside avant tout dans la diffusion, en un format accessible et maniable, de ces œuvres latines de la Renaissance trop souvent inconnues. En cela, l'ouvrage est parfaitement réussi et il faut souhaiter qu'il incite les chercheurs à entreprendre l'analyse de ces textes, pour en révéler les nombreux enjeux.
Notes:
1. On regrette que la présentation insérée dans la jaquette de l'ouvrage indique 1426 comme date de naissance de l'humaniste Giovanni Pontano, alors que l'on sait depuis les solides travaux de L. Monti Sabia, qu'il n'y a plus aucun doute désormais à ce sujet : Pontano, comme le précise du reste J. Gaisser à l'orée de son introduction, est né le 7 mai 1429.
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