Reviewed by Jean-Christophe Vincent, ISTA (EA 4011), Université de Franche-Comté (jcvincnet@yahoo.fr)
[The Table of Contents is listed at the end of the review.] Si aujourd'hui l'œuvre de Dumézil connaît un certain oubli de la part des spécialistes des religions de l'Antiquité, ce livre de 410 pages publié dans une collection fameuse (La vérité des mythes) va sûrement susciter quelques débats tant il est stimulant intellectuellement. Pierre Sauzeau, professeur émérite (Montpellier 3) et spécialiste d'Homère et de mythologie comparée et son frère André, proposent une lecture nouvelle de faits religieux bien connus dans le cadre de la théorie des trois fonctions (religion/droit : F1, guerre : F2, fertilité/fécondité : F3). Le monde indien est un pilier incontournable de la comparaison trifonctionnelle qui se retrouve entre autres en Scandinavie, dans le monde celte et à Rome. Dans le domaine grec, particulièrement étudié dans cet ouvrage, la théorie dumézilienne ne trouve que peu d'échos. On s'étonne d'ailleurs de ce manque d'intérêt pour ces questions.1 Dans ce cadre défini par G. Dumézil, la trifonctionnalité explique bien des faits religieux en Inde (la structure du panthéon dominé par Mitra- Varuna/Indra/les Açvins représentant les trois fonctions), à Rome, en Scandinavie et même en Grèce, à l'image de la place des trois déesses dans le jugement de Paris (sur le héros troyen, voir p. 142). Pourtant les faits sont têtus, l'Inde connaît quatre castes (varna) et non trois, l'Irlande quatre provinces (cinq même en comptant celle du milieu, synthèse royale des quatre autres). Si G. Dumézil se refusait à modifier sa découverte, les frères Sauzeau tentent de l'articuler différemment en postulant, certes sous forme d'hypothèse, l'existence d'une quatrième fonction (F4), entrevue, semble-t-il, par Dumézil lui-même,2 mais souvent repoussée dans une 3ième fonction hypertrophiée. C'est la raison d'être de cet ouvrage en cinq parties qui s'appuie sur certains travaux précurseurs.3 Pierre et André Sauzeau, après une introduction rappelant les raisons de ce livre (p. 13-24), reviennent dans un premier temps sur la structuration de l'espace et les éléments du monde. À partir des faits, la théorie s'organise. Dans chaque civilisation indo-européenne étudiée, on constate que le monde et la société sont organisés non en trois mais en quatre groupes : les castes (p. 28-32) et les points cardinaux en Inde (p. 63-68), les vents en Grèce (p. 68-71)…etc. Les auteurs expliquent d'ailleurs en renvoyant à la linguistique indo-européenne l'importance du passage de trois à quatre (p. 55-62) dans la mentalité antique. Trois étant lié au passage (racine *ter-), il ouvre une nouvelle série qui va jusqu'à cinq correspondant à un tout (le poing, issu de la même racine que cinq *penkw-). Les frères Sauzeau abordent ensuite avec bonheur le thème des couleurs dans l'Antiquité (IIe partie), un problème qui semble éloigner le lecteur de la quatrième fonction, mais qui se révèle central. En effet, dans l'appréhension du monde, les peuples d'origine indo-européenne ont développé un système original de couleurs primaires (voir tableau p. 84), qui a évolué dans chaque civilisation (indienne, grecque, romaine, germanique ou slave).4 Or ce système est fondé sur quatre couleurs : Blanc (C1), Rouge (C2 « la couleur par excellence »), Syame (C3= couleur de saturation : bleu, vert foncé, violet, noir) et donc cette couleur que les auteurs proposent d'appeler Chlore (C4 : vert jaune pale) correspondant au GROW (green+yellow) des ethnologues. Notons que l'or (*ghel-) est classé en C4 (comme d'ailleurs le soleil « brillant »). Cette nouvelle approche,5 scientifiquement fondée et dynamique, semble pertinente (voir les couleurs des écuries à Rome p. 112-115). Suit alors une analyse des Cavaliers de l'Apocalypse de Jean (VI, 1-6 p. 117-130). L'héritage indo-européen (emprunt probable à l'Iran) décelé confirme à nos auteurs non seulement la fonction de ces quatre (et non trois) cavaliers, mais aussi valide la théorie des quatre couleurs. La question qui se pose est évidemment celle de l'impact de cette hypothèse dans deux domaines, la société et la religion. La structure sociale (IIIe partie), par exemple en Grèce comme en Inde, repousse aux marges certains hommes : le héros (comme Ulysse oscillant entre intelligence et ruse) ou bande de jeunes hommes, l'artisan, le médium, le bourreau et même l'espion. Tous ces personnages, pour certains marginalisés, mais pas systématiquement rejetés, appartiennent à la sphère de la quatrième fonction par la maîtrise d'un savoir étrange ou d'une puissance ambiguë et dangereuse. On touche ici à un domaine extrêmement compliqué où réalité historique et conception du monde s'entrecroisent. Certains rituels marqués par l'étrange prennent sens si l'on se réfère à la quatrième fonction. À Rome, les Lupercales entrent dans cette catégorie, avec d'ailleurs deux « marqueurs » de la quatrième fonction : les chèvres et le rire (p. 290-291). De même à propos des mariages en Inde (répartis selon les trois fonctions), les frères Sauzeau, prolongeant Dumézil,6 remarquent qu'une forme de mariage échappe à l'interprétation trifonctionnelle : l'abominable union dite paiśāca : viol de la jeune fille endormie. Sur le plan social donc, la notion de non-Ordre caractérise la quatrième fonction (par rapport aux trois autres), et quelquefois cela va jusqu'au désordre carnavalesque, mais toujours suivi d'une remise en ordre d'un monde revitalisé. Du monde des hommes, on passe à l'étude des dieux et donc à l'organisation du panthéon (IVe partie) : c'est là, à mon avis, une des avancées majeures. En Inde, certains dieux ne cadrent pas avec le système trifonctionnel, tel Pūṣan. En Grèce Apollon et Artémis, mais aussi Hermès ou Dionysos semblent échapper à un quelconque classement (même là où le système hérité affleure encore) et sont emblématiques d'une puissance insaisissable et parfois effrayante. D'où l'hypothèse d'une quatrième fonction dont deux aspects sont bien discernables : ce que les frère Sauzeau proposent d'appeler le complexe apollino-rudien (p. 318) et celui qu'ils nomment panico-aryamanique. Du premier complexe (p. 307-331), deux figures émergent : Apollon (avec Artémis et Hécatè) et Rudra. On est frappé par l'ampleur de la comparaison qui va se nicher jusque dans les détails : ainsi la place centrale de l'arc ou le repas laissé pour ce dieu comme pour Hécate.7 On comprend mieux la place d'Apollon dans la cité, son caractère ambigu (il soigne et il envoie les maladies comme Rudra), ses accointances avec Hermès ou Dionysos, son rôle oraculaire. Dans le second complexe, c'est Pan, symbole de marginalité et marqué par l'altérité (pieds de bouc), qui est au centre de la réflexion. Défini comme une divinité du passage, du chemin (p. 274-305), il ne peut être séparé du dieu indien Pūṣan (dont l'étymologie revoie à Pan < pā(w)ōn p. 277-278). Les auteurs se tournent dans la foulée vers le dieu Hermès (proche de Pan, mais pas forcément son père comme il est écrit un peu vite p. 295) pour arriver à Aryaman, survolé plus que réellement étudié (p. 299-300). Les couples divins (Aryaman-Pūṣan/ Hermès-Pan) sont toutefois remarquables (p. 302-303). Enfin, la comparaison de Dionysos et Śiva témoigne d'un autre aspect fascinant de la quatrième fonction : l'altérité (p. 333-347). La Ve partie évoque deux objets qui suscitent beaucoup de questions : le pilier de Zbruch (monde slave) et le bol d'Hasanlu (Azerbaïdjan iranien). Ici, l'interprétation des représentations est assez difficile et il faut rester prudent. L'ouvrage se termine par une conclusion un peu rapide et une bibliographie fournie (p. 373-40).8 On regrettera toutefois l'absence d'index, ce qui rend l'utilisation de l'ouvrage compliquée tant il est riche. Ainsi, l'on peut dire que cet ouvrage, agréable à lire et non dénué d'un certain humour, emporte l'adhésion sur bien des aspects car les auteurs ont réussi à éviter un écueil, la destruction du modèle trifonctionnel dumézilien. Bien au contraire, cette théorie sort renforcée. Toutefois si l'on accepte l'hypothèse d'une quatrième fonction, des points de discussions demeurent. Dans le cas d'Aryaman, la question semble plus complexe que la présentation des auteurs, car il est souvent associé à Mitra (un dieu souverain, F1). De plus le lecteur peu versé dans le comparatisme sera certes intéressé, mais aussi embarrassé par une telle masse de références éclatées dans le livre (comme pour le panthéon des Kafirs) ou de réalités parfois contradictoires (ainsi à la p. 65, le nord est associé à Kubera –F3- alors qu'à la p. 313 Rudra –F4- est défini comme la divinité septentrionale). En conclusion, si de nombreuses analyses intéresseront les spécialistes de Rome, de la Scandinavie ou d'ailleurs, c'est au sujet de la religion grecque que cette étude dans sa comparaison avec l'Inde apporte une clé de lecture nouvelle et originale, tant en Grèce la quatrième fonction semble avoir pris une importance démesurée. Le livre ouvre un champ immense de recherches9 et, espérons-le, de discussions, et en cela les auteurs doivent en être remerciés.Sommaire
Avertissement
Introduction
Ire partie : le modèle quadrifonctionnel
Chapitre premier : Les quatre varṇa de l'Inde, les quatre grandes provinces de l'Irlande et l'élaboration du modèle quadrifonctionnel
Chapitre II : Le modèle quadrifonctionnel
Chapitre III : Un, deux, trois, quatre, cinq : l'appréhension numérique du monde
Chapitre IV : La structuration fonctionnelle de l'espace
IIe partie : les quatre couleurs
Chapitre V : Le système des couleurs et les fonctions dans l'univers mental des Indo-Européens
Chapitre VI : Les mutations chromatiques indo-européennes et les quatre fonctions
Chapitre VII : Les chevaux colorés de l'Apocalypse
IIIe partie : quatrième fonction et société
Chapitre VIII : Passages et initiations
Chapitre IX : Les autres guerriers
Chapitre X : Modes de mariages : Mariages à la mode de Pān et unions étranges
Chapitre XI : Marginaux par statut. Paysans dépendants et bergers des confins
Chapitre XII : À la marge près du roi : bourreaux, hérauts, espions
Chapitre XIII : À la marge. Arts et artisans dans l'idéologie et la mythologie indo-européennes
Chapitre XIV : « En dehors du cadre » : Les médiums
IVe partie : des mortels et des dieux
Chapitre XV : Rites et prêtres de Rome
Chapitre XVI : Les régates de l'Énéide
Chapitre XVII : Les divinités du passage et de la communication : Aryaman / Pūṣan / Hermès / Pān, et quelques autres
Chapitre XVIII : Rudra et les enfants de Phoibē
Chapitre XIX : Les divinités de l'altérité. Śiva et Dionysos
Ve partie : les quatre fonctions en images
Chapitre XX : Séries iconographiques quadrifonctionnelles : le pilier du Zbruch et le bol d'or d'Hasanlu
Chapitre XXI : Conclusion et perspectives
Bibliographie
Notes:
1. Par ex. Ch. Doyen (Poséidon souverain. Contribution à l'histoire religieuse de la Grèce mycénienne et archaïque, Bruxelles 2011 : BMCR 2012.07.28) ne cite que les premiers ouvrages de Dumézil (dépassés et sans rapport aucun avec la théorie trifonctionnelle). Une exception notable, le très important livre de N. Richer (La religion des Spartiates. Croyances et cultes dans l'Antiquité, Paris, 2013).
2. À de nombreuses reprises, les auteurs signalent les difficultés et corrigent les solutions entrevues par Dumézil, par ex. p. 64.
3. Voir par exemple A. and Br. Rees, Celtic heritage, London, 1961 et N. J. Allen, "Varna, Colours and Functions", ZfR, 1998, p. 163-177.
4. Corriger p.87 n.41 siniij en sinij en russe. Puisque le monde slave intéresse les auteurs, je rappellerai seulement à propos du rouge qu'en russe krasnyj (rouge) et krasa (beauté) ont la même origine, avec une étymologie d'ailleurs discutée.
5. Pour une approche plus générale voir A. Grand-Clément, La fabrique des couleurs. Histoire du paysage sensible des Grecs anciens (VIIIe début du Ve siècle de n. è.). De l'archéologie à l'histoire, Paris 2011 : BMCR 2013.04.49.
6. G. Dumézil, Mariages indo-européens suivi de Quinze Questions Romaines, Paris, 1979, en particulier p. 31-40.
7. Sur cette déesse voir l'article peu connu mais important de P. Sauzeau ("Hécate : archère, magicienne et empoisonneuse", in A. Moreau, J.-C. Turpin éds.,La Magie, II, Montpellier 2000, p. 199-221).
8. Notons l'absence du livre de Ph. Walter, Merlin ou le savoir du monde, Paris, 2000, important pour le rire de février.
9. Les auteurs remettent à un prochain volume d'autres comparaisons.
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