Reviewed by Christophe Guignard, Universität Basel (christophe.guignard@unibas.ch)
Les Chronographies de Julius Africanus, auteur palestinien de la première moitié du IIIe siècle, considérées comme la plus ancienne chronique mondiale chrétienne, ont longtemps été négligées par la recherche. Après avoir collaboré à une nouvelle édition des fragments de l'œuvre, dirigée par M. Wallraff dans la collection GCS, 1 Umberto Roberto donne, dans cette importante monographie, des clefs de lectures essentielles en dégageant ses grandes orientations et en la replaçant dans son contexte, celui de l'Orient romain sous les Sévères. Dans son premier chapitre, l'auteur pose un double cadre, en retraçant le développement de l'histoire universelle et en rappelant le contexte historique dans lequel s'inscrivent les Chronographies. Le ch. 2 aborde la culture d'Africanus et ses rapports avec sa « patrie », Aelia Capitolina, la colonie romaine installée par Hadrien sur le site de Jérusalem, et avec Édesse et sa communauté chrétienne. Les Chronographies y sont également situées dans une certaine continuité avec la tradition historiographique judéo-hellénistique et les réflexions chrétiennes antérieures sur l'histoire et la chronologie ; l'originalité d'Africanus est toutefois soulignée. Le paradigme historiographique qu'Africanus inaugure est développé dans le ch. 3, notamment sous l'aspect de sa capacité à intégrer les données de l'histoire — et, moyennant une lecture évhémériste, des mythes — de la Grèce et de l'Orient dans un schéma d'interprétation christocentrique, qui représente « la grande novità di Africano » (p. 85s). D'autre part, grâce à l'idée de translatio imperii, cette synthèse chrétienne réserve une place essentielle à Rome (ch. 4) : la coïncidence historique entre restauration de la μοναρχία par les Césars, hégémonie mondiale et Incarnation du Sauveur constitue le synchronisme fondamental sur lequel se base la vision de l'histoire universelle dans les Chronographies (p. 122). En prenant position dans le débat sur l'autochtonie d'Athènes, Africanus affirme l'unité du genre humain — idée sur laquelle convergent universalisme chrétien et universalisme romain — et nie la primauté de la culture grecque (ch. 5). Il cherche au contraire les origines de la civilisation en Orient, région qui est aussi le berceau du christianisme. Par ailleurs, à la manière d'autres intellectuels de la Seconde Sophistique, Africanus allie l'activité politique à l'engagement culturel, dans une période qu'U. Roberto situe après les Chronographies (ch. 6). La conclusion (p. 223-229) est précédée de deux utiles appendices, consacrés respectivement aux sources non chrétiennes des Chronographies et à l'influence de celles-ci sur les chroniques postérieures. Bien que la discussion des questions complexes de transmission et d'attribution des fragments soit limitée au strict nécessaire (mais toujours présentée avec clarté), l'apport de la monographie d'U. Roberto sur ce point ne saurait être sous-estimé, ne serait-ce que parce qu'il prend parfois position en faveur de l'authenticité de fragments qui n'ont pas trouvé leur place dans l'édition GCS (p. 138, n. 4 ; 147, n. 23 ; 198s. ; 199, n. 9 ; voir aussi p. 116, n. 16, et p. 200, n. 10, pour une question de critique textuelle). C'est un ouvrage riche et stimulant que celui d'U. Roberto et il faut saluer tout particulièrement la nouveauté que constitue le fait qu'il n'émane pas d'un historien du christianisme ancien, mais d'un spécialiste d'histoire romaine : en tant que tel, il apporte sur bien des points un éclairage nouveau. Concernant les questions liées à la biographie littéraire et religieuse d'Africanus — ce que nous avons appelé le « problème africanien » —, U. Roberto, qui place la publication des Chronographies avant l'été 221 (p. 20 et passim), s'inscrit dans la ligne suivie depuis plus d'un siècle par l'immense majorité des chercheurs : cette œuvre serait ainsi antérieure aux Cestes (qu'on peut situer avec certitude entre 227 et 230). Par conséquent, Africanus aurait nécessairement été chrétien lorsqu'il écrivit cette dernière œuvre, bien que cette affirmation ne soit pas aisée à concilier avec sa nature et son contenu : imprégnés de religion grecque, les Cestes paraissent ignorer le christianisme. Il s'agit là d'un problème délicat et complexe, qu'il n'est évidemment pas possible de discuter ici.2 Nous relèverons seulement que l'ouvrage d'U. Roberto a l'intérêt de la renouveler l'approche traditionnelle en supposant une forte influence du christianisme édessénien : c'est au milieu chrétien d'Édesse qu'Africanus devrait l'ouverture au dialogue avec le paganisme et les autres religions qu'il lui prête et son christianisme serait à comprendre en tenant compte du milieu religieux et culturel complexe qu'il y aurait fréquenté (p. 57). Il faut toutefois relever que cette approche, pour intéressante qu'elle puisse paraître, fait une large place à des conjectures. En effet, parmi les rares informations que nous possédons sur le séjour d'Africanus à Édesse et ses rapports avec Bardesane, aucune ne concerne l'aspect religieux. Par ailleurs, tout en soulignant à juste titre les différences profondes entre les Chronographies et les Cestes, peut-être U. Roberto tend-il parfois à les aligner excessivement. Ainsi, la célébration de Rome constitue sans doute un lien essentiel entre les deux œuvres (p. 134 ; cf. p. 229). Néanmoins, le rapport à l'empire mériterait une approche plus différenciée. Le seul fait que, dans les Chronographies, la place de Rome soit subordonnée à un schéma chronologique organisé autour de la manifestation du Christ — ce qu'U. Roberto souligne à plusieurs reprises — crée une différence irréductible. Le rapport à l'Orient, également, semble différent : alors que les Chronographies sont bel et bien marquées par une « centralità dell'Oriente » (p. 166, 168), d'un point de vue culturel, les Cestes regardent résolument vers la Grèce (voir par ex. F12,19,16-19 GCS). Tout en croyant utile de formuler ces quelques critiques, nous aimerions souligner qu'elles concernent des aspects secondaires de l'argumentation, sans remettre en cause les principales analyses de l'ouvrage d'U. Roberto : l'effort de relier les Chronographies au contexte politique et intellectuel sévérien, la mise en lumière de l'importance donnée à Rome par le synchronisme entre la venue du Christ et l'établissement de l'empire, la valorisation de l'Orient face à la culture grecque — pour se limiter à ces quelques exemples — font de sa monographie un instrument essentiel et incontournable pour la lecture de l'œuvre historique d'Africanus.
Notes:
1. Julius Africanus, Chronographiae. The Extant Fragments. Die griechischen christlichen Schriftsteller, NF 15. Berlin ; New York : Walter de Gruyter, 2007.
2. Nous avons brièvement esquissé notre position dans Guignard, Ch., La lettre de Julius Africanus à Aristide sur la généalogie du Christ. Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, 167. Berlin ; Boston : Walter de Gruyter, 2011, p. 6 et 7-9.
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