Reviewed by Sarah Rey, Université de Toulouse II/Westfälische Wilhelms-Universität Münster (sarah-rey@hotmail.fr)
Pour trouver de nouveaux objets d'étude, l'historien doit s'accommoder d'anachronismes, tel l'emploi, en vogue aujourd'hui, du terme « médiateur », qui n'a pas d'équivalent exact dans l'Antiquité. En introduction, Anne Gangloff (Université de Lausanne-L'Année épigraphique), initiatrice de ce bel ouvrage, évoque à juste titre la polyvalence du μεσίτης grec, tantôt médiateur entre les hommes et Dieu, comme dans la première épître de Paul à Timothée, tantôt négociateur « au milieu » des belligérants (Polybe, XXVIII, 17, 8), tantôt garant et témoin d'un serment. Dans ce registre si fondamental du vocabulaire antique, une note (n. 4, p. 84) d'Edith Parmentier (Université d'Angers) sur la rareté des occurrences de μεσίτης trouble cependant le lecteur: « En dehors du contexte religieux chrétien, où son usage est fréquent à cause de la théologie de la médiation, on n'en compte pas plus d'une dizaine d'attestations », tandis que διαλλακτής et διαλλάσσω sont, eux, plus fréquents. Autre contributrice de cette entreprise collective, Francesca Prometea Barone (Université de Provence-IRHT) porte, de même, un éclairage déterminant sur μεσίτης en citant la plus ancienne de ses apparitions: un fragment d'Eschyle (Fr. 229 a Mette). La question du mediator ou de l'intercessor latins reste, quant à elle, en suspens, malheureusement. Les « médiateurs » existent depuis longtemps dans la langue grecque, mais sont-ils pour autant, dans la Méditerranée romaine qui sert ici de toile de fond, des figures importantes, clairement reconnaissables, au rôle précisément arrêté? L'éditrice du volume répond par l'affirmative, son auteur de prédilection à l'appui, Dion Chrysostome (p. 6). Il ne s'agit pas, en vérité, d'écrire l'histoire d'un mot, mais de partir à la recherche d'une fonction, cachée par une pluralité sémantique. En conséquence, douze auteurs, philologues, historiens, épigraphistes, viennent donner un peu de chair à plusieurs profils de « médiateurs », individualités ou groupes placés dans un entre-deux, un déséquilibre: le rhéteur grec en voyage perpétuel (Lucien); les pepaideumenoi au pied du Colosse de Memnon; l'étudiant romain venu en terre attique parfaire son éducation; l'émissaire de l'empereur en province orientale, c'est-à-dire le gouverneur transformé en « homme de lettres » au sens propre et figuré (Pline le Jeune); les associations professionnelles d'acteurs; les médecins itinérants… Le livre suit un cheminement en trois temps: « Voyages et médiations », « Médiateurs et gestion des conflits », « Les limites de la médiation ». L'introduction n'établit pas fermement les limites chronologiques de l'enquête. Au vrai, les diverses contributions dessinent un grand arc temporel, depuis le IIe siècle avant J.-C. jusqu'au IVe siècle après J.-C. Et, d'un article à l'autre, les écrivains grecs, « passeurs » soucieux de décrire leur propre rôle de médiation, ont la part belle. La première section du livre, placée sous le signe des voyages, tend à présenter des exemples positifs de médiations « culturelles » (adjectif dont il est fait, dans l'ouvrage, un usage extensif). Pour commencer, Alain Billault (Université de Paris-Sorbonne) s'attache à Lucien, auteur aux « trois visages » (Simon Swain), syrien, grec et romain. Ce premier exposé constitue déjà, en soi, une apologie du déplacement: les bons écrivains se doivent d'être mobiles; l'étonnement et la curiosité sont, pour eux, des qualités essentielles. A. Billault examine plus précisément quatre prologues: De l'ambre ou des cygnes, Héraclès, Hérodote ou Aétion, Le Scythe ou le proxène. Des extraits qui sont donnés à lire, il ressort que Lucien est non seulement un médiateur entre plusieurs cultures, mais aussi entre les arts et les époques (songeons au dialogue imaginaire avec l'historien d'Halicarnasse, de sept siècles son aîné). Porteur, comme Lucien, de trois héritages, l'apôtre Paul, à la fois grec, juif et romain, est ensuite au cœur d'une analyse de Marie-Françoise Baslez (Université de Paris-Sorbonne). Sa réputation de « grand voyageur » est discutée et ses « représentations » géographiques sont mises en question: « Paul pense l'espace en Romain » (p. 31), faisant notamment appel aux catégories de « secteur » et de « région ». Pourtant, il écrit en grec: cela ne suffit-il pas à décaler son point de vue? En fin de compte, c'est une Méditerranée-carrefour qui se dévoile: Paul aurait ainsi découvert l'Espagne « par des réseaux sémitiques, parlant araméen, qu'il [aurait] fréquentés à Corinthe » (p. 29)! Puis Anne Gangloff ouvre le dossier des poètes hellénophones qui ont laissé des épigrammes gravées sur la statue monumentale de Memnon. Sont-ils des incarnations de « médiateurs »? « Ont-ils pris en compte plusieurs cultures, ont-ils cherché à créer des assimilations, des formes de synthèse, et si oui ont-ils contribué à les répandre? » (p. 40). Une chose est sûre: ces auteurs servent de medium entre genres littéraires (poésie, histoire, philosophie). Ioulia Balbilla au premier chef, poétesse intarissable, descendante de la dynastie de Commagène, peut-être athénienne de naissance. Mais aussi Paiôn de Sidè, Pardalas de Sardes, l'italien Aurelius Petronianus, et d'autres encore… La médiation devient plus directement politique dans le texte de Michel Molin (Université de Paris XIII) sur les administrateurs de l'Empire (IIe siècle et première moitié du IIIe siècle). Entre parties occidentale et orientale de la Méditerranée, les magistrats romains font de la médiation sans le savoir par « nécessité […] administrative », maniant aussi bien le grec que le latin. Ces hauts fonctionnaires civils et militaires sont, bon gré mal gré, « de véritables vecteurs culturels » (p. 69). À la fin de cette première partie, des personnages plus modestes, mais non moins intéressants, occupent Onno M. Van Nijf (Université de Groningen): les athlètes et artistes réunis en associations, où l'on trouve des archontes, des grammateis et des nomodeiktai, comme autant de cités en réduction. Ces groupements ne sont pas aussi anodins qu'il n'y paraît. Si, à la veille d'Actium, Antoine accorde des privilèges aux athlètes d'Éphèse, c'est bien que ces derniers sont des maillons essentiels du dialogue entre Rome et ses provinces. Les membres de ces associations sont aussi les artisans d'une première « mondialisation », puisque les festivals auxquels ils participent sont qualifiés d'oikoumenikoi. De là à les considérer comme de possibles porte-étendards d'une culture grecque éternelle au sein d'un Empire métissé, il n'y a qu'un pas, que l'auteur semble franchir sans y apporter toutes les nuances souhaitables (p. 79). Les médiateurs acquièrent une autre stature dans les situations conflictuelles, objet de la deuxième partie, ouverte par Edith Parmentier, spécialiste de Nicolas de Damas. Ce dernier forme un autre spécimen d'écrivain en porte-à- faux: sa langue maternelle est l'araméen, mais il s'exprime en grec et en latin. Son Autobiographie (FGrHist, 90 F 131-139) « constitue le seul témoignage littéraire direct qui nous soit parvenu sur le règne d'Hérode » (p. 84). Quand le roi de Judée et ses fils se déchirent, Nicolas de Damas adopte la posture de l'arbitre, aux côtés d'Auguste, kaisar mesiteuon selon la formule de Flavius Josèphe (AJ, XVI, 118)… En restant du côté grec, Cécile Bost-Pouderon (Université de Tours) met en parallèle trois auteurs contemporains, Dion de Pruse, Plutarque et Épictète, dans leur fonction d'« intermédiaires et conciliateurs entre administrés et administrateurs dans les provinces grecques de l'empire romain ». Le Plutarque des Préceptes politiques et les Entretiens d'Épictète sont traités plus brièvement que les discours du Prusien, mais le pari d'un regard croisé est néanmoins tenu. On apprend comment l'on devient médiateur par une sorte de tradition familiale: bien avant que Dion ne se pose en conciliateur entre les Tarsiens et les autorités impériales, son propre grand-père avait plaidé auprès des Romains l'autonomie de Pruse. Et l'on voit à quel point la médiation peut relever de la servitude volontaire: « j'ai été ulcéré de m'entendre dire par quelqu'un: 'Réconcilie tes citoyens', et je me suis fâché contre lui », écrit Dion. Par la suite, Bernadette Puech (Université de Nancy II-L'Année épigraphique) est celle qui s'aventure le plus loin dans l'Antiquité « tardive », à travers l'œuvre de Thémistios, située à la charnière de plusieurs mondes: Orient, Occident, paganisme, christianisme, Empire romain et barbare. Qu'il conduise une délégation du sénat de Constantinople auprès de l'empereur Valens ou qu'il se fasse le chantre de l'esprit agonistique, l'orateur grec passe pour un défenseur de la paideia en tant que « puissance médiatrice ». Dire de Thémistios qu'on le payait pour défendre un idéal serait lui faire un mauvais procès, l'habileté rhétorique subsiste. Enfin, Francesca Prometea Barone reprend le corpus des écrits de Jean Chrysostome où se détachent différents types de médiation: le médiateur de noces (μεσíτης γάμου); le médiateur-interprète dont Anne, mère de Samuel, sait se passer lorsqu'elle appelle un médecin à son chevet; le médiateur en quête d'harmonie avec ses « frères », fidèle à l'injonction de Mathieu (5, 23-24). La troisième et dernière partie est destinée à tempérer l'idée optimiste d'une réussite toujours recommencée des médiateurs culturels. Il s'agit de montrer les « ombres au tableau » de la médiation. Ce qui apparaît clairement dans l'article d'Éric Perrin-Saminadayar (Montpellier III-L'Année épigraphique), à la différence des autres textes de cette section. Il commence donc par scruter les modalités de la présence romaine à Athènes aux IIe et Ier siècles avant J.-C. De Rome arrivent des jeunes gens de bonne famille, des administrateurs, des exilés. Tous passent par l'Attique pour un laps de temps plus ou moins court et un profit plus ou moins grand. L'auteur veut démontrer le relatif échec, à cette date, de la rencontre entre Grecs et Romains, à l'image d'un Atticus très « intégré », mais refusant la citoyenneté athénienne. S'éloignant du thème général de l'ouvrage au point de ne pas citer une seule fois le mot de « médiation » ou de « médiateur », Eric Guerber (Université de Bretagne-Sud) aborde, en ce qui le concerne, un problème instruit par le livre X de la Correspondance de Pline: le statut de la colonie romaine d'Apamée-Myrléa, dont l'extraterritorialité n'était pas, selon l'auteur, comparable à celle des autres cités libres dans cette portion de l'Empire. Les lettres de Pline soulignent le caractère innovant des diverses solutions administratives qu'il met en œuvre. E. Guerber procède à une réhabilitation de Pline en gouverneur digne de ce nom. Toujours dans cette troisième partie, une percée en direction de l'archéologie est accomplie avec Muriel Pardon-Labonnelie (Université de Bourgogne). Les cachets à collyres, qu'elle connaît bien, représentent des realia qui circulent de main en main, relaient des savoirs pharmacologiques et provoquent, aussi bien que des individus, des transferts culturels.1 Toutefois, faut-il ranger les utilisateurs de ces cachets dans la catégorie des médiateurs dont l'efficacité est « restreinte » (p. 164), comme cet article invite à le penser? Au vrai, aucune médiation antique, si ce n'est − peut-être − celle du christianisme, ne paraît avoir de vocation « totalitaire ». En clôture de cette troisième partie, Mihai Popescu (L'Année épigraphique) s'attarde sur les données épigraphiques relatives à Jupiter Dolichenus, très en faveur auprès des soldats de l'armée romaine, spécialement ceux stationnés sur le Danube, au IIe siècle et jusqu'en 256 ap. J.-C. (chute de Doliché). Les dédicaces à Jupiter Dolichenus sont « hybrides », elles sont autant de « véhicules » de médiation : on peut, par exemple, être un marin de Misène, transiter par Ostie et rendre hommage à ce dieu composite dont le sanctuaire est situé à l'autre bout de la Méditerranée (CIL, XIV, 110). La conclusion, signée Anne Gangloff, réaffirme l'intérêt de se consacrer aux « médiateurs », hommes ou objets doués d'altérité. Au terme de ce parcours, on peut regretter l'absence de référence à certains travaux historiques récents qui ont précisément cherché à voir comment, avant même notre « globalisation », le monde méditerranéen antique (et médiéval) était déjà « interconnecté » (on songe, entre autres, à The Corrupting Sea de Peregrine Horden et Nicholas Purcell). En outre, il convient de s'interroger sur l'invariabilité de la notion de médiation, qui n'est certes pas que grecque. Et proposer de nouvelles pistes de recherche, davantage ouvertes au domaine latin. Ennius, Fronton, Apulée, Ausone, produits de multiples cultures, seraient, comme Dion ou Paul, de bons témoins de ces phénomènes de croisements entre traditions. Quoi qu'il en soit, cet ouvrage se lit avec plaisir et donne à voir dans toutes ses contradictions un Empire gréco-romain, ou même « gréco-romano-indigène ». Il met également en scène des personnages « du milieu » (mesôn) qui offrent la garantie d'une ouverture de la parole, d'un élargissement du débat. Table of Contents
Anne Gangloff, Introduction
Voyages et médiations
Alain Billault, Lucien voyageur et les cultures de son temps
Marie-Françoise Baslez, Voyages et médiation culturelle: l'exemple de Paul de Tarse
Anne Gangloff, Les "poètes" hellénophones sur le colosse de Memnon
Michel Molin, Des médiateurs culturels au rôle important: les administrateurs de l'Empire sous la pax romana (IIe siècle et première moitié du IIIe siècle)
Onno M. Van Nijf, Athlètes et artistes comme médiateurs politiques et culturels
Médiateurs et gestion des conflits
Édith Parmentier, Entre neutralité et arbitrage: quelques cas de médiation des conflits autour d'Hérode
Cécile Bost-Pouderon, Intermédiaires et conciliateurs entre administers et administration dans les provinces grecques de l'Empire romain: les temoignages de Dion de Pruse, Plutarque et Épictète
Bernadette Puech, La puissance médiatrice de la paideia dans les discours de Thémistios
Francesca Prometea Barone, Pour une histoire des formes de gestion des conflits dans le christianisme grec du IVe siècle: la mediation chez Jean Chrysostome
Les limites de la mediation
Éric Perrin-Saminadayar, Romains à Athènes (IIe et Ier siècles av. J.-C.) : entre acculturation et malentendu culturel
Éric Guerber, L'empereur arbitre ou décideur? Pline le Jeune et Trajan à propos de l'autonomie de la colonie d'Apamée-Myrléa
Muriel Pardon-Labonnelie, Les utilisateurs des cachets à collyres étaient-ils des 'médiateurs culturels'?
Mihai Popescu, Jupiter Dolichenus, ses trois prêtres et les soldats du Danube
Anne Gangloff, Éléments de conclusion
Notes:
1. Signalons ici que Camille Jullian, né en 1859, n'a jamais pu appartenir à l'« entourage » de Napoléon III (p. 161).
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