Reviewed by Corinne Bonnet, Université de Toulouse II – Le Mirail (corinne.bonnet@sfr.fr)
[La table des matières figure à la fin du compte rendu.] Le livre qu'A. Tsingarida et A. Verbanck-Piérard nous proposent vise à explorer le rapport de la Belgique à l'Antiquité au XIXe siècle sous divers angles : la création de musées et d'institutions scientifiques ou culturelles, l'élaboration d'une identité nationale, l'évolution des arts et du goût, l'anticomanie et les collections, l'émergence d'une politique au service de l'antiquité ou des antiquités.1 Le questionnement sous-jacent au volume, issu d'un colloque organisé en 2005, est bien explicité par les deux éditrices en Introduction. Elles soulignent justement la singularité du cas belge, nation tardive, née en 1830, qui sollicite surtout l'horizon gallo-romain ou médiéval pour construire son identité, mais aussi pays où assez tôt émergent des avant-gardes esthétiques qui utiliseront diversement les références à l'Antiquité. La Belgique, c'est aussi, comme elles le notent aux p. 10-11, un pays sans vie de cour fastueuse, sans diplomates érudits constituant des collections, mais avec une bourgeoisie libérale éclairée qui se lance dans les collections d'antiquités et fait émerger le souci d'éduquer le peuple par ce biais ; la Belgique, c'est encore un pays sans grandes campagnes militaires ramenant du butin pour remplir les musées ; c'est enfin un pays très éloigné des sites archéologiques du pourtour de la Méditerranée. En partant de ces constats, l'originalité, en creux et en plein, des processus d'appropriation du passé classique en terre belge peut être mise en perspective dans une série de contributions originales. Un regret cependant doit être formulé par rapport à l'Introduction, à savoir l'absence de discussion sur le découpage chronologique du sujet. Le titre annonce une enquête portant sur le XIXe siècle, mais plusieurs communications vont au-delà, jusqu'en 1914, voire même jusqu'en 1930. Dès lors, peut-on estimer que la Grande Guerre constitue un tournant dans le rapport de la Belgique à l'Antiquité, notamment en raison de la coupure avec le monde germanique, horizon phare de l'Altertumswissenschaft ? La publication en 1914, par Franz Cumont, d'un essai intitulé « Comment la Belgique fut romanisée » invite sans doute à réfléchir sur ce point. Ou bien est-il préférable privilégier une périodisation interne au thème, en mettant en avant la création en 1905 du Pavillon des Antiquités aux Musées royaux de Bruxelles ? On aurait aimé que les éditrices amorcent une réflexion sur le périmètrage du sujet. Pour mieux mesurer l'originalité du cas belge, une première section s'intéresse aux pays environnants : France, Pays-Bas et Grande Bretagne. J.-L. Martinez nous renseigne sur la naissance et l'évolution du Musée Napoléon entre 1800 et 1815, et la manière dont y sont arrivées, ont été conservées (en s'inspirant notamment des principes muséographiques des Musées du Vatican), mais aussi restituées (à l'Allemagne et à l'Italie en particulier) un grand nombre de sculptures antiques. On voit aussi comment la structure du Musée Napoléon a laissé de profondes traces dans l'organisation des sections du Musée du Louvre jusqu'à nos jours. La Grande-Bretagne, comme le montre A. MacGregor, est terre de collections privées, riches et abondantes. On y apprend beaucoup de choses sur l'arrivée des célèbres marbres Elgin, avec toutes les controverses qui s'ensuivent rapidement (Byron fut, par exemple, très critique). On voit aussi comment se développe la pratique des collections de plâtres dans les académies d'art notamment, mais aussi dans les Universités, à Edinbourg, Cambridge ou Oxford, puis celle des maquettes architecturales et des gemmes. Ainsi se dessine un mouvement qui professionnalise progressivement l'approche de l'Antiquité, jusque là confinée dans un esthétisme atemporel. Enfin, le cas des Pays-Bas est analysé par R.B. Halbertsma qui focalise son attention sur la création du Musée national des antiquités de Leyde en 1818 au départ de la collection de G. van Papenbroek. Il est intéressant de voir comment la définition même de ce qu'il faut entendre par « Antiquités » a donné lieu à d'intéressants tâtonnements puisque le Musée accueillait initialement les objets issus de l'Inde, de l'Afghanistan ou de l'Indonésie (Hellenistic Commonwealth !). Jean Delville (1867-1953), chef de file de l'école symboliste belge et sujet de la contribution de S. Clairbois, manifeste un goût certain pour l'Antiquité. Prix de Rome en 1894, il sillonne l'Italie pendant trois ans, y redécouvre l'art grec et actualise ensuite sa vision de l'Antiquité, qui devient, loin de tout formalisme, le symbole d'un renouveau face à la décadence ambiante. Le voyage de Rome, la découverte de l'Italie par les artistes belges (sculpteurs, peintres et architectes) est source d'impressions et d'émotions contrastées, comme le souligne C.A. Dupont. La confrontation directe avec le modèle antique, dans le cadre d'un processus de formation, tourne souvent à la déception, mais une déception productive qui oriente vers d'autres références, par exemple l'art pompéien, Donatello ou la Renaissance. Fondamental dans ce volume est le texte de S. Dubois sur les références à l'Antiquité dans la formation de l'identité nationale belge, qui aurait peut-être dû être placé en tête du volume tant il fournit des clés de lecture essentielles. Où la jeune Belgique de 1830 va-t-elle puiser ses origines identitaires ? Avec quel matériau forge-t-elle un imaginaire collectif ? Les « plus courageux des Gaulois » de César ? Les Lotharingiens ? Les ducs de Bourgogne et Charles-Quint ? Le bricolage identitaire, avec sa quête de légitimité, est remarquablement analysé, autour des étymologies (des noms de la Belgique, du Brabant, de la Flandre), des légendes et des récits des origines. Dans la contribution de V. Piette, on découvre un homme politique bruxellois (bourgmestre, parlementaire, franc-maçon), issu d'une famille d'orfèvres, Charles Buls (1837-1914), qui reçoit de l'Antiquité une sorte de « révélation » et va servir sa cause, sa vie durant, dans diverses associations à visées éducatives et sociales. L'humanisme de l'art antique le frappe et il se montre vite soucieux de faire passer ce message à toute la nation par la création de musées. Ses activités politiques lui permettent d'accomplir de nombreux voyages dont témoignent des carnets de voyages avec dessins et photos (cf. les très belles illustrations de l'article). En sa personne, antiquité et modernité se marient harmonieusement dans une perspective de progrès social et culturel. Dans la constitution d'un goût pour l'Antiquité, l'acquisition de pièces nouvelles et de qualité par les Musées joue un rôle important. S. Sarti nous raconte le destin singulier de la collection du Marquis Giovanni Pietro Campana mise en vente à partir de 1857. La plupart des Musées européens en acquirent des portions importantes, y compris, modestement, le gouvernement belge en 1862. L'historique de cette opération, avec Jean De Mot et Salomon Reinach au premier plan, est plein d'intérêt. Il est encore question de vases antiques dans la contribution de S. Jaubert, qui envisage les échanges culturels, en particulier la circulation de vases, entre la France et la Belgique, à travers le cas spécifique de la collection d'Antoine Herry, notable anversois, cataloguée par son neveu Jean de Witte. La parabole de Gustave Hagemans (1830-1908), homme politique libéral, franc-maçon et collectionneur relativement éclectique, permet à E. Warmenbol d'ouvrir un autre dossier bien intéressant et analogue à celui de Charles Buls. L'intérêt prononcé de Hagemans pour l'archéologie le conduit à devenir président de l'Académie d'Archéologie de Belgique et à être directement impliqué dans divers Congrès Internationaux d'archéologie. Dans son cas, comme dans celui d'Émile de Meester de Ravenstein, les collections finissent par aboutir dans des Musées publics, achetées ou données. C'est en 1874 que de Ravenstein, après de longues négociations, offre à la Belgique sa fabuleuse collection d'antiques, dont il avait lui-même dressé le catalogue et qui est intégralement conservée aux Musées royaux de Bruxelles. C. Evers retrace l'histoire de l'homme et de sa collection, en rapport étroit avec ses séjours en Italie. Dans la section consacrée à « L'Antiquité au service du public : enseignements et musées », V. Montens reconstitue le processus qui porta à la création d'un Musée des Antiquités à Bruxelles, à savoir le Cinquantenaire. L'on voit à quel point les questions de budget et de locaux étaient déterminantes, ainsi que les dons de personnalités marquantes du monde politique ou savant. L'art antique, cependant, n'est pas confiné dans les musées ; il est aussi « dans la rue », notamment dans le quartier Royal, à Bruxelles, comme le montre bien C. Loir. Il s'agit d'un quartier néo-classique édifié dans la partie haute de Bruxelles (l'« acropole ») entre 1760 et 1785. Paradoxalement, il représente une rupture moderne au sein d'un tissu urbain marqué par l'horizon médiéval et baroque. La longue et passionnante promenade que l'on accomplit au fil des pages nous replonge dans une atmosphère antiquisante étonnamment démocratisée. Une autre voie de réception et appropriation de l'Antiquité est examinée par B. Van den Driessche, à savoir les collections de moulages de sculptures antiques destinées aux Académies, mais aussi aux Universités et Musées. Ces pièces ont une vocation éducative pour des publics spécialisés et non, mais leur impact réel n'est pas toujours aisé à mesurer. D. Gallo propose quelques pages de conclusions au terme d'un parcours à la fois riche et cohérent ; elle remet bien le cas belge en perspective dans le contexte européen sur le plan des acteurs, des pratiques et des motivations. Au final, on a appris énormément en lisant l'ensemble de ces contributions, toutes très intéressantes et l'on cerne bien une série de processus qui sont à l'œuvre dans la réception de l'Antiquité en Belgique. Néanmoins, deux questions surgissent, qui sont intimement liées. D'une part, en dépit des contributions initiales qui ouvrent sur l'extérieur et offrent des parallèles enrichissants, on ne s'interroge guère, dans ce volume, sur les logiques de « transferts culturels », et leurs supports, qui contribuent à forger l'image de l'Antiquité que la culture belge affiche. Je songe en particulier à l'Allemagne, voisine prestigieuse de la Belgique, grande absente de ce volume, alors qu'elle est, au XIXe siècle, toute puissante en matière d'Antiquité et qu'elle donne le ton quant à sa réception. D'autre part, l'enseignement universitaire de l'Antiquité, relais essentiel s'il en est, n'est guère envisagé, pour ne pas dire qu'il est quasiment oublié. La période envisagée voit quand même la création en Belgique de plusieurs universités (Liège en 1817, par exemple), et l'instauration de chaires touchant à l'Antiquité, avec des personnalités majeures. On me pardonnera sans doute de citer ici Franz Cumont, mais il y a bien d'autres, comme Paul Thomas, Charles Michel, Léon Parmentier, Jean Capart, etc. Or, si Franz Cumont est cité trois ou quatre fois, en passant, comment peut-on vraiment traiter de la réception de l'Antiquité en Belgique sans cerner ces personnalités, leurs enseignements et publications, les revues et Congrès dans lesquels ils furent impliqués, leur impact dans la société ? Il me semble qu'un volet réellement important de l'enquête a été négligé, qui est pourtant central dans la question examinée puisque les collectionneurs comme les musées, et bien sûr le monde politique se tournent vers le monde académique pour bénéficier de son expertise. On peut peut-être suggérer aux éditrices de mettre en chantier une nouvelle rencontre scientifique sur ce thème très prometteur qui ne manquera pas de mettre en évidence le rôle fondamental de l'Allemagne dans la formation des antiquisants belges, donc des phénomènes de transferts culturels qui affectent divers « supports ».
II. Anticomanie et nations européennes au XIXe siècle
Jean-Luc Martinez, Naissance et survie du musée Napoléon : les sculptures antiques au Louvre
Arthur MacGregor, Great Expectations: Collecting the Antique in Britain in the Nineteenth Century
Ruurd Binnert Halbertsma, Creating Antiquity: from an Archaeological Cabinet to a National Museum in the Netherlands, Leiden 1818-1840
III. L'Antiquité comme science et source d'inspiration artistique
Sébastien Clerbois, Jean Delville, Prix de Rome. L'antiquité et le symbolisme belge
Christine A. Dupont, Déceptions et découvertes : l'antiquité des artistes belges en Italie (1830-1914)
IV. Anticomanie, collections et politique nationale
Sébastien Dubois, Les références à l'Antiquité dans la construction de l'identité nationale belge
Valérie Piette, Une politique bruxelloise au service de l'antiquité au XIXe siècle
Susanna Sarti, The Campana Collection in Belgium
Sabine Jaubert, Échanges culturels et intellectuels entre la Belgique et la France au XIXe siècle: les vases antiques des collections Herry – de Witte
Eugène Warmenbol, Gustave Haguemans (1830-1908) et son cabinet d'amateur
Cécile Evers, Emile de Meester de Ravenstein. Diplomate et archéologue
V. L'Antiquité au service du public : enseignement et musées
Valérie Montens, Vers « un musée d'antiquités » à Bruxelles ? Le musée du Cinquantenaire
Christophe Loir, L'art antique dans la rue ! Le quartier royal à Bruxelles au tournant des XVIIIe et XIXe siècles
Bernard Van den Driessche, L'Antiquité et les moulages en plâtre en Belgique : 1830-1930
VI. Conclusions
Daniela Gallo
Notes:
1. Ce nouveau volume constitue un intéressant diptyque avec le volume édité en 2002 par A. Tsingarida et D. Kurtz, sous le titre « Appropriating Antiquity. Saisir l'Antique. Collections et collectionneurs d'antiques en Belgique et en Grande-Bretagne au XIXe siècle».
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