Saturday, April 11, 2009

2009.04.30

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Nino Luraghi, The Ancient Messenians: Constructions of Ethnicity and Memory. Cambridge/New York: Cambridge University Press, 2008. Pp. xiv, 389. ISBN 9780521855877. $120.00.
Reviewed by Yves Lafond, Université de Poitiers (France)

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La région de Messénie, dans le Péloponnèse antique, offre à l'historien en général et plus particulièrement à l'historien des mentalités et des représentations un terrain d'approche privilégié lié à la spécificité de ce que fut le devenir historique du peuple messénien. Réduits au statut d'hilotes après la conquête de leur pays par Sparte, aux VIIIe et VIIe siècles a.C., lors de guerres dont l'historicité ne se laisse d'ailleurs pas aisément reconstituer, les Messéniens retrouvèrent au IVe siècle a.C., après la victoire d'Épaminondas contre Sparte et la fondation de Messène, une indépendance qui fut aussi le point de départ d'un processus de recomposition du passé et de reconstruction d'une mémoire messénienne--avec le problème de savoir dans quelle mesure, durant toute cette période, les Messéniens avaient réussi à préserver ou non des éléments de ce qui aurait constitué leur identité originelle. Un tel thème est à l'oeuvre déjà dans la littérature antique, notamment dans la Périégèse de Pausanias, dont le livre IV donne une image de la Messénie où les notions de liberté et tout ce qui relève de ce qu'on pourrait appeler une identité messénienne constituent des axes clés de la description; il nourrit aussi la littérature moderne, qui s'appuie sur le témoignage du Périégète mais aussi sur les données de la numismatique et sur une documentation archéologique et épigraphique qui n'a cessé de s'enrichir depuis les fouilles des dernières décennies.

Le livre de Nino Luraghi, qui se propose d'étudier comment les Grecs de Messénie, mais aussi, dans d'autres régions, les Grecs qui s'identifiaient comme Messéniens "ont construit, interprété et transmis des représentations de leur passé partagé par le moyen de récits, de rituels et autres pratiques symboliques", s'inscrit dans le sillage des études récentes menées sur les notions d'ethnicité et de mémoire, dont l'auteur dresse en introduction un bref panorama -- non sans quelques oublis,1 -- en guise de socle méthodologique à une approche à la fois historique et anthropologique d'un phénomène de construction identitaire et ethnique en Grèce ancienne.

L'analyse de la notion de conscience ethnique relève d'une réflexion sur la façon dont les groupes sociaux choisissent de structurer leur propre existence communautaire en élaborant d'eux-mêmes une représentation fondée sur des généalogies, des traditions religieuses et des mythes de fondation qui définissent un ensemble de références propres à établir un cadre commun pour fonder un sentiment d'appartenance à une même communauté, dont la dénomination peut se faire à plusieurs niveaux, selon qu'on privilégie la dimension culturelle, politique ou territoriale. C'est cette dimension territoriale de l'identité que l'auteur met en avant dans le chapitre 2 (Delimiting the Messenians) où se trouvent analysés les enjeux que représentent certaines zones frontalières dans la définition de soi des cités: les fluctuations de statut que connurent la Denthéliatide avec son sanctuaire d'Artémis Limnatis, ou la région de Thouria sont autant d'exemples qui révèlent l'ancrage territorial des revendications identitaires et des définitions ethniques en même temps qu'ils permettent à l'auteur de parcourir l'étendue de la chronologie. Le chapitre, dans lequel est traité en outre le cas d'Asiné, qui a revendiqué une appartenance dryopéenne, donc ni messénienne ni lacédémonienne, sert ainsi à poser les premiers jalons de l'enquête sur l'identité messénienne envisagée dans sa longue durée.

Les chapitres 3 (The return of the Heraclids and the mythical birth of Messenia) et 4 (The conquest of Messenia through the ages) abordent des questions dont l'historicité, si elle n'était guère contestée par les Anciens eux-mêmes, ne va pas de soi pour les modernes: c'est pourquoi ce que l'auteur étudie ici, à propos des événements en jeu, retour des Héraclides et guerres de Messénie, c'est l'image qu'en ont donnée les Anciens, à travers des récits dont l'auteur montre les évolutions au fil des siècles. Ce sont les constructions narratives qui retiennent ici l'attention, considérées comme des témoignages sur les différentes formes d'interprétation du passé développées par les Grecs depuis l'époque archaïque jusqu'à l'époque impériale. Ce qui intéresse l'auteur, soucieux d'insister sur l'aspect performatif de la communication identitaire, c'est la fonction de ces récits en tant que mythes de fondation pour les cités du Péloponnèse et la place qu'ils ont tenue dans la perception et représentation de soi des Messéniens. Malgré le caractère composite, très disparate du point de vue de la chronologie, et l'ambiguité des données qui les constituent, les récits du Retour des Héraclides et des invasions doriennes permettent d'aborder des points intéressants qui ont trait à la fonction et aux origines de ce matériau mythique: implications territoriales du mythe, articulation entre ancrage local et panhellénique des mythes, construction mémorielle dorienne qui supposerait une déconstruction de la mémoire panhellénique au profit d'une mémoire ethnique.

Dans l'ensemble, l'auteur montre bien que les sources littéraires antiques ne peuvent servir à fonder une étude historique sérieuse des guerres de Messénie et souligne à juste titre que notre perception de ces événements d'époque archaïque est biaisée par la prépondérance qu'occupe le témoignage très tardif de Pausanias, bien défini par l'auteur (p. 99) comme texte du IIe s. p.C., "the product of a very creative engagement with previous works". Il reste cependant possible d'étudier l'évolution à travers les siècles de ces différents points de vue antiques sur la conquête de la Messénie et d'y suivre l'histoire de ce que l'auteur appelle la "bataille pour l'identité messénienne". On appréciera à ce sujet les pages qui soulignent la place particulière qu'occupent dans cette historiographie antique de l'identité messénienne l'Archidamos d'Isocrate ou la littérature ethnographique d'époque hellénistique.

Cette approche de la question de la construction et de la transmission d'une certaine image du passé messénien est complétée, dans le chapitre 5 (Messenia from the Dark Ages to the Peloponnesian War), par l'exploitation des données archéologiques susceptibles d'éclairer la Messénie d'époque archaïque et des débuts de l'époque classique. L'auteur s'intéresse ici au problème de savoir de quoi pouvait se composer la mémoire collective d'une Messénie sous domination spartiate et entend battre en brèche, dans le sillage, en particulier, des travaux de S. Alcock, l'idée d'un vide qui se serait creusé dans la mémoire messénienne avant le IVe s. a.C. S'appuyant prudemment sur les observations qui peuvent être tirées de l'exploration archéologique de la Messénie quant à l'organisation de l'habitat et à la répartition des sanctuaires, l'auteur met ainsi en évidence le sous-développement de la région à l'époque archaïque et en particulier l'absence de trace de ce qui aurait pu constituer un centre politique; mais l'auteur a raison de souligner que, si l'enquête archéologique vient confirmer la réalité de la domination spartiate, elle n'éclaire pas cependant les conditions précises dans lesquelles s'est réalisée cette domination. Elle doit donc être utilisée avec prudence lorsqu'il s'agit de définir la condition des hilotes ou d'affronter le problème de la correspondance qu'on peut établir entre la culture matérielle et la notion d'identité ethnique -- qui reste fondamentalement un phénomène discursif -- même si, dans le cas des communautés périèques, on serait tenté de faire apparaître une polarité entre des périèques de culture laconienne et des hilotes messéniens.

Le chapitre 6 (The Western Messenians) éclaire la spécificité du cas de Messéné, en Sicile, dont la fondation, vers 490 a.C. sur le site de Zancle, donna l'occasion pour la première fois à une cité de prendre le nom de Messéniens: à partir d'un examen des données assez maigres que l'on possède sur la diaspora messénienne dans le détroit de Messine, mais aussi à la lumière d'une évaluation critique des réflexions récentes menées sur la notion même de diaspora, l'auteur tente d'éclairer le rôle que put jouer cet exemple dans le développement d'une identité messénienne globale.

Les deux chapitres suivants, 7 et 8 (The earthquake and the revolt: from Ithome to Naupaktos; The liberation of Messene) analysent les processus historiques qui ont conduit, depuis les révoltes liées au tremblement de terre de 469 a.C. jusqu'à la refondation de Messène par Épaminondas, au rétablissement de la Messénie comme entité politique et, partant, à la reconstruction d'une identité messénienne. Dans ces chapitres, on retiendra particulièrement le rôle joué, dans ce que l'auteur nomme Messenian ethnogenesis, par l'utilisation, dès le début du Ve s., du mythe du partage du Péloponnèse effectué lors du Retour des Héraclides. En analysant le problème de l'émergence d'une ethnicité messénienne au Ve siècle, l'auteur est amené à valoriser la part qu'ont pu y prendre les périèques; il peut ainsi se placer non pas seulement sur le terrain d'une sociologie de l'ethnogénèse messénienne, mais affronter le problème des racines de l'ethnicité messénienne, dont il explique finalement l'émergence dans le Péloponnèse comme un processus de scission à l'intérieur d'un groupe plus large qui se serait perçu lui-même comme lacédémonien sur le plan ethnique. On retiendra bien sûr aussi ce qui concerne la libération de la Messénie dont l'auteur montre qu'elle participe d'un remodelage de la carte ethnique du Péloponnèse dans les premières décades du IVe siècle et dont il analyse, à partir de sources littéraires forcément diverses et aux points de vue orientés, les implications sur la mise en place d'une identité messénienne qui serve à légitimer le nouvel État. Sont bien mis en lumière dans ce cadre le problème posé par le statut des communautés périèques, le symbolisme, sur le plan mythique et historique, du système tribal mis en place et le rôle joué par des cultes dont l'auteur montre l'ancrage, à quelques exceptions près, dans un héritage spartiate qui est en fait à considérer comme partie intégrante du passé messénien. C'est d'ailleurs sur cette question de l'intégration de modèles culturels spartiates (qui fera parler plus loin à l'auteur de porosité: p. 303) que l'auteur s'appuie pour souligner le caractère flexible du concept d'ethnicité qui aurait servi de base à l'ethnogénèse messénienne, au Ve comme au IVe siècles.

Ce faisant, l'auteur en vient à centrer la réflexion sur ce que c'est qu'être Messénien à partir du milieu du IVe siècle et rejoint alors les études qui se sont beaucoup développées dans les dernières décennies sur l'identité grecque à l'époque hellénistique et romaine.

Un chapitre (Being Messenian from Philip to Augustus) traite de la période qui va de la montée en puissance de la Macédoine sous Philippe II à Auguste. L'affirmation et le développement de l'identité messénienne sont alors liés à la nouvelle puissance que constitue la cité de Messène elle-même et au problème du maintien d'une cohésion dans la région. C'est ce que révèle l'aperçu qui est donné de l'organisation politique de la Messénie durant cette période, avec la mise en évidence de l'ambiguïté suscitée par l'homonymie entre le nom de la cité et celui de la région, une ambiguïté dont les sources relatives à certains cultes et sanctuaires de Messénie illustrent le fonctionnement aussi dans le domaine religieux, selon un jeu d'échelles dont peut tirer profit le processus de construction identitaire qui se nourrit d'une mémoire mythique et religieuse partagée. Finalement, ce que l'auteur retient de l'histoire de la Messénie hellénistique, c'est surtout la transformation d'un groupe ethnique en une entité politique dont on ne peut vraiment juger cependant que pour Messène elle-même -- ce qui, l'auteur en est conscient, fausse les perspectives.

Le dernier chapitre (Messenians in the Empire) replace la question de l'identité messénienne dans le cadre de l'évolution politique et sociale qui a placé les cités, à partir de l'époque hellénistique, dans une situation qui redonne à la culture prise au sens large une place essentielle dans la définition et dans la représentation qu'elles peuvent chercher à donner d'elles-mêmes 2. Il rappelle en même temps, à juste titre, que le problème de la mémoire collective des cités est lié à la célébration des élites dont le rôle traduit les transformations qu'a subies le phénomène de l'évergétisme, devenu progressivement une des caractéristiques essentielles de la vie civique.

L'abondance de la documentation épigraphique dont on dispose pour explorer ce champ historique permet à l'auteur de privilégier la longue inscription trouvée près de Messène à Andanie, désormais publiée avec un commentaire détaillé par N. Deshours: la discussion qui est menée de la chronologie du texte permet à l'auteur de montrer qu'il est peut-être possible de mettre en rapport le renouveau religieux que traduit le document avec le recouvrement de la Denthéliatide dont les Messéniens pouvaient exploiter en tout cas la force symbolique.

Mais cette même documentation, qui permet de faire ressortir l'émergence d'individus comme acteurs historiques, sert de base en même temps à une analyse de ce que pouvaient être les conceptions des élites en matière d'identité civique, telles qu'elles transparaissent notamment dans les titres honorifiques utilisés par les discours d'éloge adressés à des Messéniens et telles qu'on peut les étudier à partir de cas bien documentés comme ceux de la famille des Claudii Saethidae ou de celle de Tib. Claudius Crispianus, désigné comme nouvel Épaminondas, selon une stratégie qui permet d'associer passé individuel et passé messénien. Or, il est intéressant de voir que ces conceptions permettent à nouveau, dans la perspective d'une définition identitaire (l'auteur parle même ici de "Messenicity": p. 306), de faire valoir un jeu d'échelle entre les trois niveaux que représentent la cité, la province et l'empire.

En conclusion, l'auteur propose une mise au point sur l'histoire de l'identité messénienne et discute ce qui en constitue la logique historique et les éléments structuraux essentiels (l'hostilité à Sparte que l'auteur considère comme le mythomoteur de l'ethnicité messénienne et le souci de créer un passé).

En refermant le présent ouvrage, dont le sous-titre laissait présager une approche centrée sur les époques tardives où la documentation se prête mieux sans doute à une analyse des notions d'ethnicité et de mémoire, on s'aperçoit que l'originalité du livre est bien d'avoir tenté une histoire globale des Messéniens depuis les origines jusqu'à l'époque impériale romaine, axée sur le processus de construction identitaire dont l'étude est fondée sur une prise en compte et une confrontation minutieuse de toutes les sources existantes.

Le paradoxe reste que souvent, ce sont bien les sources tardives qui doivent être mises à contribution, Pausanias tout particulièrement, mais aussi Diodore, Strabon ou Plutarque, et se pose alors le problème de prendre ensemble, pour une période donnée, un ensemble fort disparate de sources qui reflètent chacune, comme l'auteur le reconnaît volontiers au fil de ses analyses, des points de vue liés aux contextes historiques dont elles sont issues. A quoi s'ajoute, à travers l'utilisation constante, en parallèle, des notions d'ethnicité et d'identité ethnique, un léger flou qu'aurait dissipé peut-être une prise de position plus nette sur la définition à donner à ces concepts 3.

Mais la démarche d'ensemble n'en reste pas moins convaincante. Elle tire sa force en particulier d'un double souci: d'une part celui de prendre en compte l'apport des réflexions conceptuelles récentes, qui puissent servir de cadre à des interprétations plus fines des sources antiques; d'autre part, celui de distinguer chaque fois que possible entre ce qui relève de la construction d'une identité messénienne prise globalement et ce qui permet de cerner des identités individuelles. À cet égard, l'ouvrage apporte une contribution très stimulante à une approche constructiviste de l'identité antique, attentive autant aux contenus qu'aux contextes de la construction identitaire.



Notes:


1.   On relèvera l'absence, dans la bibliographie, de certains ouvrages: I. Malkin, The Returns of Odysseus: colonisation and Ethnicity, Berkeley-Los Angeles, 1998; id. (éd.), Mediterranean Paradigms and Classical Antiquity, 2005; E.S. Gruen (éd.), Cultural Borrowings and Ethnic Appropriations in Antiquity, 2005; J. Siapkas Heterological Ethnicity. Conceptualizing identities in ancient Greece (Boreas, 27), Uppsala, 2003, qui repose pourtant sur une analyse, à la lumière de deux modèles interprétatifs du passé ("primordialism" et "instrumentalism"), du traitement par l'historiographie moderne de l'exemple messénien.
2.   Sur ce thème, je me permets de renvoyer à mon étude La mémoire des cités dans le Péloponnèse d'époque romaine (IIe siècle av. J.-C.-IIIe siècle ap. J.-C.), Presses Universitaires de Rennes, 2006.
3.   Dans le sens de la proposition, par exemple, de P. Ruby (REA, 108, 2006, p. 28-37), de réserver le terme d'ethnicité aux processus d'affirmation identitaire et celui d'identité ethnique à la situation créée par ce processus.

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